Technique de pouvoir pastorale


- Technique de pouvoir pastorale

Cette enquète, réalisée par le collectif cip-idf (comité des intermittents et précaires – Ile de France), analyse le type de pouvoir qu’exerce l’État à travers son travail de « réinsertion » des chomeurs et précaires, en recourant au philosophe Michel Foucault. Elle propose parallèlement des témoignages de ce que produit chez les individus ces techniques de contrôle social..

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— Technique de pouvoir pastorale

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Cette enquète à été réalisé par le collectif cip-idf (comité des intermittents et précaires – Ile de France), et fut publié sur leur site cip-idf.org en Aout 2011.

Le pouvoir pastoral comme mode de gouvernement des pauvres

Dans le marché du travail, opèrent des dispositifs variés et s’exercent des relations de pouvoir hétérogènes. À côté de lois « universelles », votées par le Parlement et qui définissent, par exemple, la durée légale du travail, à côté de règles et de normes négociées par les partenaires sociaux — organisations patronales et syndicats de salariés — concernant aussi bien des accords d’entreprise que les modalités de financement et d’indemnisation du chômage, nous observons un archipel de relations de pouvoir qui ne sont ni globales ni générales, mais locales, moléculaires, singulières.

Ainsi, par exemple et en vrac, le suivi individuel des chômeurs, les techniques d’insertion des allocataires du RSA, le management de l’entreprise, le coaching des « sans-emploi », la formation continue, les dispositifs d’accès au crédit et de remboursement de la dette, etc., instaurent des processus d’assujettissement qui n’ont rien à voir avec le respect d’une loi, d’un contrat, ou d’un règlement.

Ces techniques de différentiation, d’individualisation, d’assujettissement, esquissées ou préfigurées par ce que Michel Foucault appelle le « pouvoir pastoral », ont été infléchies, modifiées, enrichies et augmentées d’abord par la « police » de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, puis par l’État providence à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elles ont alors transformé les techniques de « gouvernement des âmes » en techniques de « gouvernement politique des hommes ». Cette généalogie, succinctement résumée, permet de préciser la nature discrète, prégnante, quotidienne, « moléculaire » pour reprendre le vocabulaire de Deleuze, de la gouvernementalité libérale. Elle permet aussi d’observer comment le gouvernement de la vie fonctionne au-delà de la séparation du public et du privé.

Le christianisme, la seule religion à s’être organisée en Église, « a donné lieu à tout un art de conduire, de diriger, de mener, de guider, de tenir à la main, de manipuler les hommes, un art de les suivre et de les pousser pas à pas, un art qui a cette fonction de prendre en charge collectivement et individuellement tout au long de leur vie et à chaque pas de leur existence. »[1]

Cet art de gouverner est, pour ainsi dire, complétement inconnu de la philosophie politique et des théories du droit. La forme de pouvoir « la plus étrange et la plus caractéristique de l’Occident, celle qui devait être aussi appelée à la fortune la plus large et la plus durable », cette forme de pouvoir « si unique dans toute l’histoire des civilisations »[2], à la différence de la majorité des modèles politiques modernes et contemporains, n’entretient aucun rapport avec la tradition politique grecque et romaine.

Le pouvoir pastoral et ses avatars modernes ne doivent pas être confondus avec les procédés utilisés pour soumettre les hommes à une loi, à un souverain ou à des institutions démocratiques. « Gouverner », écrit Michel Foucault, ce n’est pas la même chose que « régner », ce n’est pas non plus la même chose que « commander », ce n’est pas, enfin, la même chose que « faire la loi ». Ce sont toutes les théories et les pratiques de la souveraineté (du roi, du prince, du peuple), les théories et les pratiques de l’arkhè, c’est-à-dire l’organisation politique fondée sur la question de savoir qui a titre à commander et qui a titre à obéir (à la base de l’analyse du politique de Hannah Arendt et de Jacques Rancière), toutes les théories et les pratiques juridico-démocratiques, sans oublier la plupart des courants du marxisme, qui négligent les procédures du gouvernement des conduites. C’est regrettable, car elles semblent constituer l’essentiel des relations de pouvoir dans le capitalisme, tout particulièrement dans le capitalisme contemporain.

Michel Foucault énumère les caractéristiques de ce pouvoir, qu’il caractérise comme « micro », en soulignant pour chacune d’elles ce qui les distingue des pratiques et des théories modernes et antiques du pouvoir qu’il désigne comme « macro ». Le pouvoir pastoral établit entre les hommes une série de rapports complexes, continus et paradoxaux qui ne sont pas politiques au sens où les institutions démocratiques, la philosophie politique et la presque totalité des théories révolutionnaires et critiques l’entendent. Le pouvoir pastoral est « une étrange technologie de pouvoir traitant l’immense majorité des hommes en troupeau avec une poignée de pasteurs »[3]. A la différence de la souveraineté, il ne s’exerce pas sur un territoire (cité, royaume, principauté, république), mais sur une « multiplicité en mouvement » (« troupeau » pour les pasteurs de l’Église et « population » pour les élus de la République)[4]. Au lieu d’atteindre les individus comme sujets de droit « capables d’actions volontaires », capables de transférer des droits et de déléguer leur pouvoir à des représentants, capables d’assumer les magistratures de la polis, le pouvoir pastoral vise les « sujets vivants », leurs comportements quotidiens, leur subjectivité et leur conscience.

Le pasteur, fait remarquer Foucault, n’est, fondamentalement, ni un juge, ni un homme de loi, ni un citoyen, mais un « médecin ». Le pouvoir pastoral est un pouvoir « bienfaisant ». Il soigne à la fois le troupeau et les brebis du troupeau, qu’il prend en charge une à une. A la différence de la souveraineté (ou de la loi), qui s’exerce de manière collective, le pouvoir pastoral s’exerce donc de manière « distributive » (son action se déploie « d’individu à individu », de proche en proche, elle se communique par singularités). Il se préoccupe de chaque âme, de chaque situation et de sa particularité, plutôt que de l’unité supérieure formée par le tout. Son action est locale et infinitésimale, plutôt que globale et générale[5]. Le pouvoir pastoral, comme ses héritiers, la « police »[6] de la raison d’État et de l’État providence, s’occupe des détails, intervient dans l’infinitésimal, dans le moléculaire d’une situation et d’une subjectivité. C’est un pouvoir continu et permanent. Il ne s’exerce pas par intermittence, comme le pouvoir fondé sur les droits, la souveraineté ou la citoyenneté (transfert de droits par contrat, délégation de pouvoir par le vote, exercice des magistratures, etc.), mais à chaque minute de la journée, tous les jours de l’année et tout le long de la vie.

Le pouvoir pastoral individualise. Les techniques d’individualisation pastorale ne passent pas par les statuts de la naissance ou de la richesse, mais par une « économie subtile » qui combine des mérites et des démérites, leurs trajectoires et leurs circuits[7]. Cette économie des âmes instaure une dépendance intégrale, un rapport de soumission et d’obéissance absolue et inconditionnelle non pas à la loi ou à des principes « raisonnables », mais à la volonté d’un autre individu. « Obéir comme un cadavre », la devise des jésuites, inspirée par le « Je crois parce que c’est absurde », de saint Augustin, donne une mesure de l’étendue du pouvoir pastoral, réglé et mis en acte dans le champ clos des monastères. Nous sommes loin du citoyen grec qui prétendait n’obéir qu’à la loi et à la rhétorique des hommes. « La catégorie générale d’obéissance » n’existe pas chez les Grecs[8], rappelle à cet égard Michel Foucault.

Le pasteur est donc un médecin de l’âme, qui enseigne des modes d’existence. Le pasteur ne se contente pas d’enseigner la vérité : sa mission est avant tout de diriger les consciences, par une action « non globale et non générale », mais spécifique et singulière. Saint Grégoire énumère ainsi jusqu’à trente-six différentes manières d’enseigner selon les individus (riches, pauvres, mariés, malades, gais ou tristes, etc.). L’enseignement ne passe pas par l’énonciation de principes généraux, mais par « une observation, une surveillance, une direction exercée à chaque instant et de la manière la moins discontinue possible, sur la conduite ». Le savoir pastoral produit ainsi un « savoir perpétuel qui sera le savoir du comportement des gens et de leur conduite » [9].

Les techniques de l’aveu, de l’examen de conscience, de la confession constituent autant d’instruments d’investigation et d’examens du rapport à soi et des rapports aux autres qui permettent d’agir sur les affects et la sensibilité de chaque subjectivité. Le pasteur doit « rendre compte de tous les actes de chacune des brebis, de tout ce qui a pu leur arriver à chacune d’entre elles, de tout ce qu’elles ont pu faire à chaque moment de bien ou de mal »[10].

La direction de conscience du pouvoir pastoral n’a pas comme finalité la maîtrise de soi, l’autonomie, la liberté, l’affranchissement des passions que visait la société antique mais, au contraire, le renoncement à toute volonté propre, l’humilité, la neutralisation de toute activité individuelle, personnelle et égoïste.

Le pouvoir pastoral n’est pas non plus un pouvoir qui instaure et constitue la communauté des égaux, des pairs, régie par des principes d’égalité et de liberté. Il ne favorise et il n’exalte pas la vertu républicaine, mais un système de dépendances réciproques et généralisées. Les techniques du pouvoir pastoral fabriquent un sujet assujetti à des réseaux où tout le monde est asservi à tout le monde.

L’assimilation et la transformation de ces techniques d’individualisation par ce qui deviendra « la police de la raison d’État » aux XVIe et XVIIe siècles ne changera pas fondamentalement sa nature. Cette « police » assure « un ensemble de contrôles, de décisions, de contraintes qui portent sur les hommes eux-mêmes, non pas en tant qu’ils ont un statut, non pas en tant qu’ils sont quelque chose dans l’ordre, dans la hiérarchie et la structure sociale, mais en tant qu’ils font quelque chose, en tant qu’ils sont capables de le faire et en tant qu’ils s’engagent à le faire tout au long de leur vie. »[11]

L’économie des « mérites » et des « démérites », la direction des conduites dans la vie quotidienne, l’assujettissement sont encore aujourd’hui le moteur des pratiques et des discours censés individualiser, contrôler, régler, ordonner les comportements des gouvernés dans le travail, dans la formation, dans le chômage, dans la santé, dans la consommation et communication, etc.

Les techniques du management issues de l’entreprise s’étendent à la sécurité sociale (régulation individualisante des chômeurs, des RMIstes, puis ensuite des RSAstes des pauvres) et se répandent dans la société en général (l’école, l’hôpital, la communication, la consommation). Ce management est inspiré par ces pratiques moléculaires de distribution des mérites et des démérites, quand bien même la dépendance et l’assujettissement s’opèrent, comme dans le cas de l’entrepreneur de soi[12], par l’activation et par la mobilisation de l’initiative de l’individu.

Le pouvoir pastoral ne s’exerce pas dans la lumière, la transparence et la visibilité de l’espace public. Il opère dans l’opacité de la relation privée (d’individu à individu, d’institution à individu), dans la quotidienneté obscure de l’usine, de l’école, de l’hôpital, des services sociaux. C’est ce modèle moléculaire des relations de pouvoir, fabriquant des divisions et hiérarchies fractales et multiples, plus subtiles et plus mobiles que celle des oligarchies traditionnelles de la richesse et de la naissance qui a connu une croissance exponentielle dans le capitalisme.

Un mode de contrôle intrusif des chômeurs et précaires

Voici quelques courts extraits des entretiens réalisés avec des allocataires du RSA. Le sujet de la rencontre était le « suivi individuel » (un entretien mensuel) dont ils sont l’objet.

La relation qui s’instaure dans le cadre du suivi individuel entre l’administration et l’allocataire consiste en l’action de l’agent sur l’action de l’allocataire visant à structurer les possibilités d’agir de ce dernier. Elle constitue donc une relation « stratégique » entre deux sujets, dans le sens où, tout en demeurant asymétrique, aussi bien l’agent que l’allocataire sont « libres », dirait Foucault, c’est-à-dire qu’ils peuvent agir différemment. Il s’agit de conduire les conduites des allocataires, de contrôler leurs comportements, de les activer, de les motiver et de les faire entrer dans un « projet » et une identité préétablis. Les techniques utilisées dans le suivi individuel touchent à la vie, à l’intimité, à ce qu’il y a de plus subjectif chez les allocataires du RMI. Elles poussent l’allocataire, l’assisté à s’interroger sur lui-même, sur son style de vie, sur ses projets et leur validité. Elles l’obligent à opérer ce qu’on appelle un « travail sur soi ». À travers ces techniques, l’État et ses institutions franchissent quotidiennement les frontières entre espace public et espace privé, entre vie publique et vie privée. L’État et ses institutions envahissent l’espace personnel des individus, agissent sur les subjectivités, mobilisent les forces les plus intimes, orientent les comportements à travers des interventions — de fait, des contrôles — qui franchissent les limites de l’habitation, entrent dans l’espace privé et y instituent une forme de procès permanent[13].

Ces premiers extraits sont tirés d’un atelier avec des allocataires du RMI. L’atelier a eu lieu avant le 1er juillet 2009, donc avant l’application de la réforme du RMI et la création du RSA.

Une allocataire de 25 ans au RSA depuis trois ans :

Les bilans de compétences, par exemple, ils t’en proposent tout le temps, et tu as beau savoir en quoi cela consiste, il y a toujours une dimension qui touche à l’intime. Je connais des gens qui ont fait des bilans de compétences approfondis et, malgré l’aspect super orienté vers l’emploi, il s’agit également d’un exercice qui n’est pas donné à tout le monde, qu’on n’a pas forcément l’habitude de faire, une sorte de bilan de sa vie où tu te poses des questions, tu réfléchis sur toi, comme une sorte d’intrusion en forme de vocabulaire dégueulasse mais qui t’oblige à une réflexivité.

Une femme de 32 ans qui passe régulièrement de l’intermittence au RSA :

Comme j’ai l’air un peu jeune, et d’ailleurs je l’étais, la relation qui s’instaure prend souvent la forme d’une relation d’adulte à ado — et là, en plus, c’était une femme. Je vais trouver ma voie, elle est là pour me conseiller, pour l’instant ce n’est pas très inquiétant que je n’ai pas encore un emploi fixe… Il est parfois plus facile de jouer ce jeu, de donner à entendre ce que les autres veulent entendre que d’être réellement sincère. Dans le « suivi individuel » il faut rendre des comptes. Une fois par mois, les allocataires doivent se raconter (ou se mettre en scène), rendre compte de ce qu’ils font de leur vie et de leur temps.

Un musicien qui a choisi d’être au RSA :

Moi, j’étais tout le temps angoissé par ma fin du mois. Est-ce qu’ils vont me radier du RMI ? Comment je vais payer mon loyer ce mois-ci… Plusieurs fois, je me suis dit : franchement est-ce que c’est intéressant ? Est-ce que je prendrais pas un petit boulot à mi-temps qui va me rapporter la même chose mais où il n’y aura pas 36 000 personnes qui viendront me faire chier à me demander des comptes… Tu sais pas ce que c’est ces gens-là, les gens de la CAF… À chaque fois que tu y vas, tu reviens à l’école, t’es un petit enfant, et c’est des « vous vous êtes bien tenu ? » et des « vous avez fait ça comme il faut ? ». Et toi, t’es là, et tu dis : « Mais putain, tout ça pour qu’ils me filent ces foutus 300 euros !

Mais dans le suivi individuel s’expriment aussi des tactiques, voire des stratégies, de résistance à l’invasion par l’institution de la vie des allocataires. Par ces techniques de défense, l’allocataire du RSA tente d’éviter de laisser gouverner sa vie, afin de parvenir — autant que faire se peut — à se gouverner lui–même, à garder une maîtrise sur sa vie. La production de ce que les économistes appellent le « capital humain », c’est-à-dire un individu supposé « autonome » et « responsable de son « employabilité », produisant des efforts et qui a des projets pour trouver un emploi, passe par l’intervention dans les désirs, les passions, les opinions et les choix de l’individu. La rhétorique libérale voudrait nous assurer que désirs, opinions, choix constituent le domaine privé où l’individu souverain agit librement. En réalité, ils sont l’objet d’une action publique de plus en plus prégnante à mesure que le chômage augmente et s’impose dans la société comme une réalité structurale.

Une allocataire de 25 ans :

Une fois, elle me posait des questions sur mes centres d’intérêt ou ce que je voulais faire de ma vie ou pourquoi j’avais choisi de faire ce que j’avais fait et je lui ai retourné la question : « Et vous, pourquoi vous travaillez dans le social ? » Parce que je trouvais que ça allait trop loin, que je n’avais pas à lui raconter ma vie (…) Je pense que si elle insistait, c’est parce que c’est lié à l’image qu’elle se fait de moi, de comment elle interprète la situation : que je serais quelqu’un qui n’a pas encore trouvé son métier, sa voie et qu’il faut aider à mieux comprendre ce qui lui arrive car j’ai des capacités, mais qu’il faut que je trouve mon chemin.

Je ne supportais pas cette espèce de rapport où il fallait que je me justifie, que je raconte ma vie et je ne lui racontais absolument rien. Elle a dû me prendre pour une espèce de tarée.

Un réalisateur au RSA depuis des années :

Le fonctionnaire m’avait demandé de parler de ce que je faisais dans la journée. Eh bien, voilà, je lui ai répondu : je m’interroge sur la fidélité, ça fait partie de mon travail. Elle me dit : je vois pas le rapport. Mais, de mon point de vue, on ne peut pas répondre à cette question, qu’est ce que vous faites dans la journée ? parce que, si on commence à répondre à ça, on se justifie, on leur rend des comptes. Il faudrait que ce ne soit pas obligatoire de justifier ces 400 euros.

Mais même dans le cas où l’allocataire résiste à cette intrusion, à cette violence faite à sa personne et à sa subjectivité, il n’en n’est pas moins perturbé par le « travail sur soi » auquel les institutions l’astreignent. Les questions du fonctionnaire ne peuvent pas ne pas atteindre sa subjectivité, quelles que soient sa volonté et sa capacité de résistance.

Une allocataire de 25 ans :

Je joue un jeu, même si parfois cela peut être à la frontière de préoccupations qui me perturbent comme, par exemple, être confrontée à la prise en charge de projets qui seraient envisageables pour toi et réalistes dans ce cadre. Cela se rapproche parfois de la question : qu’est-ce qui te fait te lever le matin et faire des choses ? Ce type de suivi te force aussi à penser à des « projets » que tu voudrais mener mais que tu n’as pas encore mis en œuvre — ou que tu ne mettras jamais en œuvre —, parce que tu ne sais pas, parce que c’est difficile et cela te pose des questions sur ce que tu fabriques, sur ce que c’est ta vie et « quels projets » — parce que ce mot est présent en permanence — tu mènes. Mais eux, ce n’est pas du tout ça qu’ils comprennent, dans le sens où ça pourrait me toucher. Eux, ils emploient ces mots-là. C’est comme si on ne parlait pas de la même chose mais avec les mêmes mots.

Un réalisateur alternant des périodes d’ouverture de droits au titre de l’Annexe 8 de l’assurance-chômage et des périodes au RSA énonce un commentaire qui dévoile la nouvelle nature des techniques de management des allocataires du RSA. Son expérience est celle d’un contrôle qui n’est plus géré par une hiérarchie, mais qui est assuré par l’individu lui-même. L’ordre ne vient pas d’un supérieur, d’une institution, mais du sujet lui-même, de sa conscience, de sa responsabilité.

C’est à peu près évident que, dans mes rapports aux institutions sociales, j’ai beaucoup plus affaire à un contrôle (extérieur et intérieur) qu’à une hiérarchie au sens propre. Je pourrais difficilement dire que ma conseillère RMI me donne un ordre : il s’agit plus de lui faire croire que je suis capable de m’en donner à moi-même.

Cet ordre est moins réglé par une hiérarchie que par une forme de vie, des projets, un cadre de comportement que l’individu est supposé s’approprier. L’insistance sur les projets à concevoir, puis à mener, dérive de ce nouveau « pouvoir soft ». En effet, les projets sont portés par l’individu, ils sont sa créature, ils sont sa vie-même. C’est bien le sujet qui commande, c’est bien lui le patron. La preuve : il n’obéit qu’à ses propre projets !

Le seul problème, c’est que le sujet peut bien agir comme s’il
s’autogérait, la vérité est qu’il se contente de s’adapter à
l’agencement socio-économique, et adopte ainsi des normes de vie admises
, donc difficilement contestables, qui se résument toutes en une phrase
« Vous avez des projets : c’est bien ! »

Puisque le libéralisme est un système de gouvernement des âmes et des corps qui opère par la construction d’un environnement qui fabrique un contrôle des individus par eux-mêmes, comment on y résiste ? comment on y échappe ? Ça veut dire, qu’en parallèle des analyses menées sur les mécanismes d’assujettissement, on pourrait ouvrir l’enquête à des investigations sur des tentatives collectives pour s’en défaire.

Nos témoins remarquent que ces nouvelles techniques ne s’appliquent pas uniquement dans le cadre du contrôle « des incapables », mais aussi sur l’être supposé jouir de toutes ses capacités, y compris la plus « désirable » : l’employabilité. Il les retrouve donc en action lorsqu’il devient ou redevient salarié.

Dans le cadre salarial, je subis aussi un assujettissement, dans le sens où les rapports qui s’instituent ne sont pas tous liés et déterminés par le contrat de travail, ou à des « ordres » explicites donnés par mon employeur : il y a aussi tout un tas de comportements (souvent intériorisés) qui viennent s’y greffer (du zèle à la recherche de gratification, par exemple). Subordination et assujettissement sont étroitement liés : ces mécanismes sont d’autant plus exacerbés que la subordination est moins contraignante pour le salarié et l’employeur… il est plus facile de perruquer, ralentir la production, voire de la saboter (je choisis exprès un exemple extrême), quand on est en CDI plutôt qu’à la recherche permanente de CDD ! et, de la même manière pour un employeur, j’imagine qu’il est préférable de trouver l’employé zélé qui fera tout seul le maximum et le meilleur, dans un cadre de subordination « allégée », plutôt que de devoir l’encadrer en permanence, dans un cadre de subordination salariale classique, où il lui faut en permanence donner des ordres, vérifier qu’ils sont suivis, intervenir pour qu’ils soient respectés, etc. Il serait intéressant de vérifier si, quand la subordination salariale devient moins prégnante, l’assujettissement ne vient pas remplir le vide (et l’apparente liberté) qu’elle laisse (…) il faut aussi s’interroger sur toutes les formes d’attachement qui s’établissent dans le travail, subjectives, affectives, etc. C’est bien aussi parce que ces attachements sont captés par le capitalisme qu’il est aussi difficile à détruire… en tout cas, les assujettissements fonctionnent à plein régime.

Le contrôle domiciliaire

Les institutions ne se contentent pas d’entrer dans l’intimité de la personne. Elles ne se limitent pas à surveiller les conduites des allocataires à travers les « suivis individuels », à leur tracer un mode de vie, à leur imposer un travail sur soi qui touche au plus profond de la subjectivité. Elles entrent physiquement dans l’intimité des ayants droit. Les institutions étatiques à travers leurs fonctionnaires et leurs agents (aussi précaires puissent-ils être) s’invitent alors à proprement parler dans les habitations pour enquêter et questionner la vie des allocataires, opérant deux types de contrôle : l’enquête de voisinage et le contrôle domiciliaire. Dans ce second cas, un agent se présente chez l’allocataire, en théorie après l’avoir prévenu, entre chez lui, peut prétendre inspecter les pièces, la salle de bains, demande à voir les factures d’électricité et de téléphone, les quittances de loyer, les relevés de compte bancaire, s’enquiert du mode de vie et, surtout, cherche à vérifier si l’allocataire vit seul. En effet, s’il existe un concubin ou une concubine, les revenus de ce dernier doivent être pris en compte dans le calcul de prestations qui ne sont pas individuelles. Si le conjoint est réputé selon les critères de la CAF être en mesure de subvenir partiellement ou en totalité aux besoins de l’allocataire, les allocations sont diminuées ou suspendues. Nous avons assisté à des contrôles domiciliaires. Une des techniques pour se défendre contre cet envahissement insupportable de la sphère intime est d’accueillir collectivement le contrôleur[14]. Comme on l’imagine, l’intrusion d’un fonctionnaire venu jusque dans votre appartement contrôler avec qui vous vivez, quel est votre train de vie, est d’une violence inouïe.

L’État s’intéresse, dans le cadre de ces contrôles, y compris à la vie amoureuse des allocataires, comme en témoigne l’échange dont suivent des extraits. Il a été enregistré lors d’un atelier réalisé avec des artistes (plasticiens, compositeur, réalisateurs de films) au RSA. Lors de cet atelier, le passage au RSA était déjà effectué, mais la personne utilise encore le terme RMI pour désigner l’allocation. Nous reproduisons un échange entre un compositeur de chansons (désigné par 1) et un réalisateur de films (désigné par 2).

1 :* À propos de loyer… un truc que l’on pourrait appeler « Le RMI et
l’amour » [rires]. Avec mon ex-copine, à un moment donné, on a décidé
de prendre un appartement. Moi, je savais que j’avais droit au RMI. Et
j’ai fait une simulation sur le site de la CAF en cochant la case RMI.
Et le simulateur a répondu : « oui , vous avez droit à 300-400 euros ».
Sachant que ma copine gagne très bien sa vie et que moi je gagne ce que
je gagne. Mais elle ne m’entretient pas, je paye ma bouffe, il était
entendu que je paye une toute petite partie du loyer, en fonction de mes
revenus. On est en couple mais quand même… Bref, on se retrouve à
signer un bail parce qu’elle avait des supergaranties, etc. Mais, à
l’arrivée, la CAF ne donne pas le RMI, parce qu’elle considère qu’on est
un foyer et qu’elle prend en compte le revenu des deux personnes. En
fait, à partir du moment où c’est déclaré à la même adresse, ils ont dit
« vous êtes un couple, donc c’est les revenus du couple (…) Pendant les deux ans où cette cohabitation a duré, je n’ai pas eu droit au RMI et, aussitôt que je suis parti, je l’ai récupéré.*

2 : Il y a comme une prime au divorce [rires].

1 : Dans la lettre que j’ai écrite à la CAF, j’avais dit : « je sais que la CAF n’est pas là pour encourager les histoires d’amour, mais enfin… [rires].

2 : C’est-à-dire que les RMIstes doivent fréquenter des RMIstes pour être pris en charge. C’est le système indien, les castes, les riches avec les riches, les pauvres avec les pauvres [rires].

Dans le passage suivant, tiré d’un article sur les contrôles [15] où il est aussi question « du RMI et de l’amour », ce qui a retenu notre attention est une remarque, faite presque en passant. L’entrevue entre le contrôleur[16] et le contrôlé a « l’aspect d’un procès », mais d’un procès très étrange, puisqu’il se déroule entre les murs de la maison de l’accusé, du suspect, du coupable de concubinage (il n’a pas déclaré qu’il vit avec quelqu’un qui pourrait, peut-être, l’entretenir). Nous reviendrons sur l’aspect à proprement parler Kafkaïen de cette situation.

« Il n’y a que deux chaises. Il se tient donc debout, devant nous, derrière la table, ce qui donne à la scène l’aspect d’un procès, et ce d’autant plus qu’il parle beaucoup pour expliquer et justifier sa situation. Il est visiblement tendu, la voix assez tremblante. Le contrôleur demande différents documents, la pièce d’identité. Il demande assez rapidement et avec toutes les apparences du naturel la nature de l’hébergement. L’allocataire répond tout de suite : “Ben, on est ensemble.” C’est sur la qualification de cette situation que se joue le reste de la rencontre.

— L’homme : “Concubinage”, c’est pas une notion… On a des comptes séparés, on paie les choses séparément. Moi, je me suis installé ici parce que je n’avais pas de logement, mais je ne me suis pas vu… Au départ, pour moi, c’était provisoire. Il ne faut pas voir l’idée qu’on a voulu tromper.

— Le contrôleur : “Non, si on envoie un contrôleur, c’est pour voir la situation, pas parce qu’on pense que vous avez triché. On se base sur des situations de fait. Donc, là, c’était provisoire au départ, et c’est du provisoire qui dure… [Le contrôleur demande une date pour le début de la vie maritale].”

— L’homme, après quelques instants de silence : “Et ça va être pris en compte pour le calcul de mon RMI ?”

— Le contrôleur : “Oui.”

Le deuxième type de contrôle exercé par l’État est l’enquête auprès de voisins à qui on demande si l’allocataire vit vraiment seul, quel train de vie il mène. S’il se déclare comme parent isolé, on vérifie auprès des ses voisins s’il vit réellement en célibataire, etc.

Les institutions sociales forment les contrôleurs à répondre aux critiques et aux doléances des allocataires. Voilà ci-dessous un vademecum destiné aux contrôleurs, et qui anticipe les objections, les refus, les critiques que les allocataires pourraient formuler lors du contrôle.

Si il y a « mise en cause des méthode de contrôle sur place ». Réponse : « Le contrôle que vous évoquez, que nous appelons contrôle “sur place” n’est qu’un mode de contrôle parmi d’autres que nous utilisons en certains cas. Parmi les six millions d’allocataire que nous contrôlons chaque année, nous ne l’employons que dans 10 % des cas. »

À une critique du type « incursion domicile privé, enquête de voisinage = délation », il faut répondre : « Si les agents de contrôle sont amenés à se déplacer au domicile de l’allocataire ou à faire une enquête de voisinage, c’est justement parce qu’ils ne peuvent pas conclure leur enquête sur un seul élément (l’avis d’un voisin ou le “dire” d’un allocataire). »

Certes, la télévision, la radio infusent tous les jours jusque dans votre chambre une idéologie qu’on peut considérer comme contestable en brouillant les frontières du privé et du public. Depuis longtemps, ces mass média ainsi qu’Internet ont redéfini les limites de l’espace public et de l’espace privé. Mais ces intrusions demeurent des dispositifs externes, qu’on peut facilement éviter ou dont on demeure libre de s’abstraire. L’intrusion physique dans l’espace peronnel déstabilise en profondeur l’individu en l’humiliant.

La nouvelle législation (2009), qui remplace le RMI par le RSA, est encore plus intrusive. Vous devez déclarer évidemment vos ressources actuelles (avez-vous travaillé ? Avez-vous un revenu ?), mais aussi, en théorie, déclarer le montant de votre compte en banque, si vous avez souscrit une assurance-vie, si, lorsque vous aviez un travail, vous avez acheté des actions, si vous êtes propriétaire d’une maison, si vos parents peuvent vous aider, si des amis peuvent vous aider, etc. L’État ouvre une véritable enquête sur votre train de vie. Pour la logique de l’institution, l’allocataire devrait devenir complètement transparent[17]

De l’autre côté du guichet

Nous citerons ci-dessous deux courts extraits d’un atelier mené avec les agents de Pôle emploi et de la gestion du RSA. Dans les différentes institutions qui gèrent le chômage et les minima sociaux sont mis en place, depuis quelques années, de nouvelles politiques de gestion du personnel et de nouvelles techniques de management. Les témoignages suivants font émerger le changement de discours dont sont porteuses ces différentes techniques : l’allocataire est responsable de sa situation. Le travail des agents change de finalité : on passe d’une logique d’intégration (dont l’emploi était une composante) à une logique de l’insertion dont l’emploi est le seul objectif à prendre en considération et à atteindre. Parallèlement les nouvelles techniques de gestion du personnel introduisent une logique de productivité (établissement des quotas journaliers d’entretiens à effectuer) qui « nuit gravement aux contenus et au sens » de leur activité[18].

Les deux témoignages qui suivent sont de deux agents de Pôle emploi

M. : «* Dans mon boulot, ce à quoi me renvoie la logique d’insertion, par rapport notamment à la logique d’intégration, c’est d’agir sur la personne. Autrement dit, c’est la personne qui va devoir se requalifier et entrer dans un processus pour être au niveau. Et c’est tout le problème avec le chômage structurel, puisqu’on fait porter la responsabilité aux individus : c’est eux qui ne sont pas capables d’accéder à un emploi, et le travail social va alors consister à agir directement sur ces personnes. Et, quand le travail de l’ANPE rencontre le travail de l’éducateur à l’extérieur, c’est dans cette logique-là. Ça oriente considérablement nos pratiques : on pense déjà de façon a priori que ce sont les personnes qui doivent améliorer leurs capacités. »*

A. : « À Pôle emploi, c’est bien de cela dont on est porteur, c’est-à-dire de rendre responsable le client de sa situation. C’est vraiment ça. Et en face, ce qui se produit, c’est la généralisation d’un sentiment de complicité mal assumée ou complétement assumée, et la gestion d’une forme d’impuissance au quotidien qui crée des résistances, mais gérées de façon individuelle. Puisque, en face, le conseiller est lui aussi rendu responsable de sa capacité ou de son incapacité à rendre le “client” employable ou non. »

L’ère du soupçon et de l’illégitimité

Ce changement de politique des institutions qui gèrent le chômage et les minima sociaux est directement perceptible du côté des usagers. Nous revenons ici à un atelier réalisé avec des intermittents, où la relation avec les agents de Pôle emploi a occupé une partie de la séance.

La possibilité de se débrouiller dans l’empilement de règles, normes et lois qui constituent les conditions d’accès à l’assurance-chômage et au RSA[19] devient problématique. L’institution, dans un souci de productivité et afin de se prémunir de toute tension, protestation, contestation a pratiquement aboli, pour les chômeurs, le contact direct avec les agents[20]. Les guichets sont transformés en guichets téléphoniques, les relations agent-usager se déréalisent et prennent souvent des tournures qui pourraient sembler loufoques si, à l’issue du coup de fil, il n’y avait le risque de la radiation.

« Les agents Assedic ne se comportent plus du tout en travailleurs sociaux, mais en contrôleurs. Ils ne sont pas là pour m’aider à faire valoir mes droits, mais pour vérifier si j’en ai. Ils vérifient si je corresponds à des critères changeant constamment, et dont les paramètres m’échappent. Ils délivrent par téléphone, anonymement, et selon leur bon vouloir, des infos partielles, parfois erronées, différentes selon les interlocuteurs, (par exemple, l’un donnera le compte des heures, l’autre répondra que c’est interdit, et le troisième qu’il n’y a pas accès). Le côté loterie, flou et subjectif, entraîne une inquiétude vague et généralisée qui incite à apparaître auprès de l’Assedic comme un “bon intermittent” dans l’absolu, pour pallier toute éventualité et obtenir ce qu’on veut. Une intermittente qui travaille et cherche du travail, une intermittente honnête, une intermittente polie, etc. Et peut-être alors serai-je une intermittente pas radiée abusivement, pas bloquée à son renouvellement de droits, pas contrôlée ni poursuivie pour fraude. »

« Tout ça fait qu’il faut devenir un connaisseur de son dossier, de ses droits, du protocole en cours, si on veut, au pire, avoir une idée de sa situation, voire essayer de la maîtriser. Des personnes proposent aujourd’hui leurs services rémunérés pour faire fructifier les dossiers Assedic de leurs clients. »

« Pourtant, en l’espace de trois ans, j’ai été radiée par erreur, suite à un “licenciement pour faute grave” inexistant, radiée parce que mon pointage s’était égaré, radiée et classée retraitée, on a enregistré des cachets de 150 euros à 15 euros. Au téléphone, un agent Assedic m’a un jour soutenu avoir entre les mains mon carton non signé, alors que je l’avais sous les yeux chez moi (sachant que je ne l’avais jamais envoyé), etc. Chacun de ces problèmes mettant au minimum un mois à se résoudre (téléphone et anonymat aggravent les bugs). »

Kafka, la production de la culpabilité et l’effacement de la distinction public-privé

« Les assurances sociales sont nées du mouvement ouvrier, l’esprit lumineux du progrès devrait donc les habiter. Or que voyons nous ? Cette institution n’est qu’un sombre nid de bureaucrates parmi lesquels je fonctionne en qualité de juif unique et représentatif. » Franz Kafka

Le travail à partir des remarques précédentes, nous a entraînés dans une lecture en groupe qui n’est plus sociologique ni économique, mais littéraire. La production de culpabilité est une action stratégique du néolibéralisme que nous pouvons analyser à travers l’œuvre littéraire de Franz Kafka.

Kafka anticipe largement sur son époque, puisque ses personnages parlent d’une réalité, d’une organisation du travail, d’une administration publique (l’État providence) et d’une vie qui semblent plus proches de notre actualité que de celle de l’entre-deux-guerres. Bürgel, le secrétaire de liaison du Château, énonce un fait bien repéré dans les pages précédentes : « Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps de travail. Ces distinctions nous sont étrangères. » Et K., l’arpenteur du Château, vit l’expérience d’une relation de pouvoir qu’on pourrait qualifier, avec Foucault, de biopolitique, dans la mesure où elle engage la vie dans son ensemble, au-delà de la séparation entre emploi et vie (privée) : « Jamais K. n’avait vu nulle part l’administration et la vie à ce point imbriquées, tellement imbriquées qu’on avait parfois le sentiment que chacune avait pris la place de l’autre. »

Les institutions de l’administration (le RSA, l’Assurance-chômage, etc.)
énoncent que le problème est social (le chômage, l’employabilité, etc.),
mais ce n’est pas la société qui sera convoquée par l’institution pour
assurer le « suivi individuel », mais… : toi, Joseph K. ! On glisse de
il y a un problème social à : Le problème, c’est toi ! Ce glissement est contenu dans l’institution même, dans ses pratiques et ses procédures, avant d’infuser dans les têtes des travailleurs sociaux et des allocataires.

Comme dans Le Procès, l’accusation n’est jamais formulée explicitement : on n’affirme jamais brutalement — le chômage c’est de ta faute ! —, d’abord parce la faute-chômage a des contours vagues, indéfinis, imprécis, et ensuite parce que subsiste encore une résistance des allocataires à accepter leur culpabilité. Mais le flou, voire la vacuité, de l’accusation est vite oublié. L’accusation, à force d’être répétée, installe peu à peu le doute dans l’esprit de l’allocataire. La sensation d’être coupable, d’être en défaut grandit, puisqu’on a bien reçu un papier, puisqu’on a bien été convoqué, et qu’on doit bien se présenter à telle adresse, tel jour, à telle heure, dans tel bureau. L’arrestation de Joseph K. ne change rien à sa vie : il continue à travailler, à vivre comme avant. Il est donc à la fois arrêté et libre. Coupables ou innocents : de toute façon, on instruit des dossier sur toi, « Joseph K. », sur vous intermittents, chômeurs, allocataires du RSA ! Il existe un dossier quelque part, nourri par toi, des agents, des fonctionnaires, mais tu ne rencontreras jamais que les greffiers et jamais les procureurs. D’ailleurs existe-il vraiment une institution verticale des bureaux, avec chefs et gratte- papiers ? Ou tout se passe-t-il désormais horizontalement, entre subalternes ? Les deux ordres coexistent, mais, quoi qu’il en soit, la bonne information se trouvera toujours dans le bureau d’à côté, il faudra toujours taper à la porte suivante, à l’infini. Les bureaux de l’administration font encore partie de l’espace public ou sont-ils installés dans l’espace privé ? Le 39 49 est une plate-forme téléphonique destinée aux demandeurs d’emploi qui se substitue au face-à-face avec les agents aux guichets de Pôle emploi. C’est la version contemporaine et bien réelle des bureaux kafkaïens situés quelque part, ni dans le privé ni dans le public. Pour obtenir un renseignement sur ton dossier via le 39 49, il faut composer plusieurs fois ce numéro avant de tomber sur un interlocuteur simplement compétent pour ce dossier spécifique. Souvent, les agents ne connaissent pas l’ensemble des lois, règlements, accords régissant les allocations chômage. Durant six mois, ils ont eu pour instruction de raccrocher au bout de six minutes, quel qu’ait été l’état de la conversation. Le chômeur devait alors rappeler, réexpliquer son cas à un nouvel interlocuteur, en espérant avoir gagné en rapidité dans l’énonciation de son problème et tomber ce coup-ci sur un employé plus compétent ou simplement de meilleure humeur. Le 39 49 est une déterritorialisation du bureau et du fonctionnaire. C’est une négation dans les faits de l’humanité des chômeurs comme des employés de Pôle emploi.

Les tribunaux du Procès comme l’accusation n’ont pas de limites clairement définies. Les barrières qui délimitent le bureau de l’administration du Château sont « mobiles, il ne faut pas les imaginer comme des démarcations précises ». Les bureaux sont dispersés dans la ville et on ne sait pas très bien par qui ils sont composés. Il n’y a aucune distinction nettement établie entre espace public et espace privé, les deux se chevauchent continuellement et constituent une continuité qui ne laisse jamais la possibilité d’une vie privée.

La « loi » telle que l’imagine Kafka, comme les lois régissant la sécurité sociale - à nouveau considérée ici comme l’ensemble de la protection sociale et non en tant qu’institution spécifique - est malléable, en prolifération continue et en expansion permanente. Elle entretient beaucoup plus de similitude avec les lois sociales, les règlements de la sécurité sociale, etc. qu’avec les lois pénales, ou divines.

Des trois types d’acquittement qui sont proposés à l’accusé du Procès, l’acquittement réel (« on n’en a jamais eu vent »), l’acquittement apparent (qui « réclame un effort violent et momentané ») et l’atermoiement illimité (« un petit effort chronique »), c’est le dernier qui s’approche le plus des pratiques actuelles. L’acquittement réel existe seulement théoriquement. L’acquittement apparent relève des sociétés disciplinaires, où l’on passe d’un enfermement à un autre, d’une culpabilité à une autre : de la famille, à l’école, de l’école à l’armée, de l’armée à l’usine, etc. Et chaque passage est marqué par un jugement, une évaluation. On passe d’un acquittement : tu n’es plus en enfant, tu n’es plus un écolier, etc., à un autre procès qui instruit un autre dossier : tu es un soldat, tu es un travailleur, tu es un retraité, etc.

L’atermoiement illimité, en revanche, maintient indéfiniment le procès dans sa première phase, c’est-à-dire dans une situation où on relève à la fois de la présomption d’innocence et de la culpabilité (on est bien en procès : on a été convoqué et on a bien un dossier). Dans l’atermoiement illimité, la sentence de culpabilité ou d’acquittement n’arrivera jamais. L’état de suspension entre innocence et culpabilité oblige à être continuellement mobilisé, disponible, aux aguets. L’atermoiement illimité demande encore plus d’attention, « un petit effort, mais chronique », dit le peintre Tintoretti, c’est-à-dire une plus forte implication subjective. La loi n’a pas d’intériorité, la loi est vide (la loi est pure forme), puisque c’est toi- même, « Joseph K. », qui, si tout se passe bien, doit contribuer à la construire, et rédiger ta sentence en nourrissant ton dossier et en préparant tes convocations.

La relation dans le suivi des RMIstes et des chômeurs se tisse sur une trame de culpabilité. Elle constitue un procès-processus dont l’allocataire doit accepter les formes tout en se débrouillant pour s’y dérober. Il faut anticiper les évolutions, les tournants, les aspérités d’un procès fait au nom d’une loi à laquelle ni les allocataires ni les fonctionnaires et les divers agents qui en sont chargés ne croient vraiment. De toute manière, « ta subjectivité à toi » est convoquée, et elle s’impliquera. Elle travaillera, pensera, hésitera, se posera des questions, même si tu t’y refuses.

La prolongation indéfinie de la première phase du procès comporte un suivi qui n’a pas de fin, qui déborde les limites du privé et du public. L’emploi du temps de celui que nous qualifions d’« accusé » et l’emploi du temps de son suivi se règlent l’un sur l’autre. « Les interrogatoires sont très courts ; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois ; on peut même, avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période ; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé. » Comme dans Le Procès, être accusé n’est pas de tout repos. C’est un travail, il faut suivre son dossier, s’en occuper beaucoup (Le personnage de l’Industriel engage tout son temps et tout son argent pour se défendre). Il faut se tenir au courant de l’évolution de la loi, de ses changements, pénétrer ses subtilités. Il faut se hisser au même niveau de connaissance que les fonctionnaires et autres salariés chargés du suivi, voire le dépasser. Les allocataires du RSA préparent leur rencontre, leur face-à-face avec l’institution, en élaborant des tactiques. Ils affinent des projets plus ou moins fantaisistes. Tous travaillent en fournissant, directement ou indirectement, des indices, des informations, tous fonctionnent en feed-back avec l’institution.

La loi pénale dans les sociétés disciplinaires a été légitimée par la lutte contre les illégalismes et par la paix sociale, mais, en réalité, au lieu d’éliminer les illégalismes, elle a produit et différencié elle-même les crimes et les criminels. De même, la loi sociale dans les sociétés de contrôle a pour légitimité la lutte contre le chômage et pour le plein-emploi, mais elle ne fait qu’inventer, multiplier, différencier mille façons de ne pas être employé à plein-temps. La loi sociale, comme la loi pénale, n’a pas échoué, mais pleinement réussi. Elle construit une nouvelle dimension où la distinction privé-public n’a plus cours.

« Devenir sujet », « être autonome »

Pôle emploi et ce qui reste de l’État providence veulent faire des chômeurs et, plus généralement, des usagers des personnes autonomes. Pourtant, en complète contradiction avec le sens du mot autonomie, ils augmentent les contraintes, multiplient les contrôles, les accompagnements, les suivis personnalisés, ils convoquent les chômeurs et les allocatairess du RSA, ils les sollicitent par mail, ils les envoient faire l’expérience de l’inutilité et de la perte de temps comme nous l’avons observé dans le récit du stage STR[21]. Pour les rendre autonomes[22], actifs et dynamiques, ils imposent des conduites, des langages, des sémiotiques, des procédures. Ils prescrivent comment s’habiller, comment se tenir, comment se coiffer, comment parler.

Cette prétendue autonomie est, en réalité, une hétéronomie. Nul ne peut en être dupe.

Autonomie signifie étymologiquement se donner sa propre loi. À Pôle emploi et à la CAF, les lois sont celles de l’emploi, de la concurrence et du marché. Autonomie signifie pouvoir produire sa propre référence. À Pôle emploi, la référence c’est toujours l’emploi, le marché, la concurrence.

Dans les sociétés disciplinaires à l’ancienne (école, armée, usine, prison), l’injonction à la passivité dominait ; maintenant, l’injonction à l’« activité » est supposée mobiliser les subjectivités. Mais, dans les deux cas, il s’agit bien d’une injonction. Devenir sujet et être autonome sont de nouvelles normes d’employabilité.

[1] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Seuil, Paris, 2004, p. 168.

[2] id., ibid., p. 134.

[3] Michel Foucault, « Omnes et singulatim », in Dits et Écrits, tome II, p. 958.

[4] L’espace dans lequel s’exerce le pouvoir pastoral n’est pas de même nature que celui de la souveraineté et des disciplines. Si la souveraineté « capitalise un territoire » et la discipline s’exerce sur un espace fermé par une distribution hiérarchique et fonctionnelle des éléments, le pouvoir pastoral, comme la police d’abord et l’État providence plus tard, s’exerce sur une multiplicité en mouvement et sur son « milieu ». Le pouvoir pastoral, métamorphosé de gouvernement des âmes en gouvernement politique des hommes, va « essayer d’aménager un milieu en fonction d’événements ou de séries d’événements ou d’éléments possibles, séries qu’il va falloir régulariser dans un cadre multivalent et transformable. » L’« espace propre » à ce type de pouvoir renvoie donc au « temporel et à l’aléatoire » (Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 22). L’espace du pouvoir pastoral ne connaît pas « la distinction entre public et privé ».

[5] Le gouvernement politique des hommes ne vise pas d’abord le « bien commun ». Déjà au XVIe siècle, le gouvernement est défini comme une manière de disposer et de conduire les hommes et les choses non pas à un tout collectif, à un « bien commun » (royaume, cité, république, démocratie), mais à des « fins convenables ». Ce qui implique une pluralité de fins particulières (produire le plus de richesses possible, multiplier la population, etc.) dont la convergence, la coordination et la synthèse sont problématiques.

[6] La police consiste à favoriser à la fois la vie des citoyens et la vigueur de l’État. « En veillant à la santé et aux approvisionnements, elle s’applique à préserver la vie ; s’agissant du commerce, des fabriques, des ouvriers, des pauvres et de l’ordre public, elle s’occupe des commodités de la vie. En veillant au théâtre, à la littérature, aux spectacles, son objet n’est autre que les plaisirs de la vie » (Dits et Écrits, tome II, op. cit., p. 978)

[7] Le pasteur gère continument cette économie des mérites « qui suppose une analyse en éléments ponctuels, des mécanismes de transfert, des procédures d’inversion, des jeux d’appuis des éléments contraires » entre le pasteur et le fidèle (ibid, p. 176).

[8] Voir « La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité, Fulvia Carnevale » (consultable sur cip-idf.org)

[9] Dits et Écrits, tome II, op. cit., p. 184.

[10] Ibid., p. 173.

[11] Ibid., p. 329.

[12] Voir « La personne devient une entreprise, note sur le travail de production de soi », André Gorz (consultable sur cip-idf.org)

[13] Voir « Digression sur le « suivi individuel » avec Kafka » : (consultable sur cip-idf.org)

[14] Il s’agit de remanier la norme individulisante où l’ayant droit est confronté de façon brutalement asymétrique au poids de l’institution représenté par un « agent assermenté ». De fait si le « droit à l’accompagnement » existe, autorisant tout administré à se faire accompagner de la personne de son choix lors de ses démarches, sa mise en oeuvre est un facteur de perturbation du rapport de forces institué, ce qui ne va pas sans résistance des institutions et de leurs agents. Qui cherche des éléments afin de maîtriser un tant soi peu le fonctionnement de ces “droits sociaux pourra consulter, et faire circuler dans son entourage « De la légitimité de frauder les minima et de quelques conseils à cette fin » (consultable sur cip-idf.org)

[15] Vincent Dubois, Actes de la recherche en sciences sociales, « Le paradoxe du contrôleur. Incertitude et contrainte institutionnelle dans le contrôle des assistés sociaux », 2009/3, n° 178 (consultable sur http://halshs.archives-ouvertes.fr/)

[16] Il y a différentes techniques de contrôle de la part des agents, qui si ils ont réellement intégré la notion de « formation tout au long de la vie » sauront utiliser y compris leur expérience de téléspectateur pour jouer, par exemple, à l’inspecteur Colombo : « Moi, j’ai une méthode de travail qui est assez personnelle. C’est-à-dire que je donne l’impression à l’allocataire que je pars dans tous les sens. Mais, en fait, moi, mon entretien, il est préétabli. Donc je le promène un petit peu dans tous les sens sur sa situation, son travail, et puis je dis “tiens, j’ai oublié ça”. Mais, en fait, j’essaie de le perturber ou de la perturber. Ou alors je ferme mon cartable, je fais comme si je partais et puis je reviens pour poser la question que j’avais soi-disant oubliée, mais que j’avais en fait dans la tête depuis le début. Bon, j’essaie un petit peu de perturber parce qu’il y en a qui sont préparés. On a déjà trois contrôles dans le dossier, donc ils connaissent la musique par cœur. J’essaie un petit peu… de les déstabiliser, parce qu’il y en a qui préparent leurs phrases, qui ont été briefés par une assistante sociale », id., ibid.

[17] Devenir « transparent » pas dans le sens figuré. Se déshabiller n’est pas une métaphore. Voilà le témoignage d’un contrôleur : « Y en a qui me disent : [d’un ton geignard] “ah, je suis malade…” Alors ils se déshabillent, ils montrent leurs cicatrices. Alors, moi, gentiment, je dis : “Non, non, rhabillez-vous, je ne suis pas docteur.” En disant qu’ils sont malades, ils espèrent qu’on va moins les questionner, moins leur demander des papiers. Il y en a, c’est : “Ah, moi, je ne sais pas où j’ai la tête, vous comprenez, il ne faut pas trop me demander, en ce moment je suis malade”, ou “Moi, j’ai eu le cancer.” Ah ça, moi, c’est un truc que je crains énormément. Je leur dis chaque fois : “Écoutez, ça me fait bien de la peine, mais…” », id.,ibid.

[18] Pour un remise en cause du management des deux cotés du guichet : « Lettre ouverte de quelques précaires aux conseillers de Pôle Emploi », Mcpl, Rennes (consultable sur cip-idf.org)

[19] voir « Nous sommes tous des irréguliers de ce système absurde et mortifère » - L’Interluttants n°29, hiver 2008/2009 (consultable sur cip-idf.org)

[20] À propos de cette mise à distance : « 39 49 » Attention ça va couper ! Mcpl, Rennes (consultable sur cip-idf.org)

[21] Voir « Stratégie de Recherche d’emploi (STR), l’usinage sémiotique des chômeurs par Pôle emploi et ses prestataires » (consultable sur cip-idf.org)

[22] Voir «  L’autonomie, fiction nécessaire de l’insertion ? Nicolas Duvoux » (consultable sur cip-idf.org)

Voir également

... textes contenant l'un des mots-clés : Controle-Social  Chomage  Etat  Travail  Capitalisme  :