Schmitt

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Les hommes profeministes et leurs amies


Schmitt - Les hommes profeministes et leurs amies

« Je me suis demandé pourquoi les hommes hétérosexuels avons les amitiés que nous avons et pourquoi elles ont tendance à jouer un rôle relativement périphérique dans nos vies. Cherchant des réponses à ces questions, j’ai commencé à lire une partie de la volumineuse littérature au sujet des hommes et des femmes hétérosexuel.le.s dans leurs relations, à propos de leur manière de parler (ou de ne pas parler) les un.e.s aux autres. Cette littérature décrit les hommes hétérosexuels comme impassibles, ignorants de leurs propres émotions, et réticents à examiner leurs sentiments ou écouter d’autres personnes exprimer leurs émotions. Les explications de pourquoi ces hommes sont comme cela allaient de théories psychanalytiques sur la manière de grandir des petits garçons à des discours quasi-darwinistes plus ou moins bidons sur l’Homme-Chasseur et la Femme-Mère. Mais rien de tout ça ne semblait s’appliquer à moi et mes amis. Nous sommes tous des hommes proféministes hétérosexuels. Nous ne nous montrons pas de l’affection en nous frappant ou en nous appelant par des noms vulgaires et insultants. [...] Nous ne sommes pas en concurrence constante les uns avec les autres. […] Nous avons appris à écouter et accorder une attention soigneuse et concentrée. Mais nos amitiés les uns avec les autres restent — à quelques exceptions près — distantes, émotionnellement froides, et apparemment non essentielles à nos vies ».

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Schmitt — Les hommes profeministes et leurs amies

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J’ai passé la dernière année en Equateur. Parce que le courrier entre les Etats-Unis et l’Equateur était rare et précaire, ma partenaire et moi-même avons entretenu nos relations avec nos ami.e.s par e-mail. Mais alors que j’envoyais et recevais quelques courts messages de mes ami.e.s, beaucoup ayant affaire au travail d’une sorte ou d’une autre, Lucy entretint un ensemble élargi et complexe de correspondances avec un réseau étendu de ses ami.e.s hommes et femmes. Certain.e.s de mes ami.e.s ne m’écrivirent pas du tout ; d’autres écrivirent rarement et de manière impersonnelle. Je les blâmais pour leur position non-éclairée jusqu’à ce que je me rende compte que j’avais moi aussi manqué de nombreuses opportunités d’entretenir des connexions avec mes ami.e.s. J’étais un ami aussi apathique et non-éclairé qu’elleux.

Cela m’a perturbé et laissé perplexe. Je me suis demandé pourquoi les hommes hétérosexuels[1] avons les amitiés que nous avons et pourquoi elles ont tendance à jouer un rôle relativement périphérique dans nos vies. Cherchant des réponses à ces questions, j’ai commencé à lire une partie de la volumineuse littérature au sujet des hommes et des femmes hétérosexuel.le.s dans leurs relations, à propos de leur manière de parler (ou de ne pas parler) les un.e.s aux autres. Cette littérature décrit les hommes hétérosexuels comme impassibles, ignorants de leurs propres émotions, et réticents à examiner leurs sentiments ou écouter d’autres personnes exprimer leurs émotions. Les explications de pourquoi ces hommes sont comme cela allaient de théories psychanalytiques sur la manière de grandir des petits garçons à des discours quasi-darwinistes plus ou moins bidons sur l’Homme-Chasseur et la Femme-Mère.

Mais rien de tout ça ne semblait s’appliquer à moi et mes amis. Nous sommes tous des hommes proféministes hétérosexuels. Nous ne nous montrons pas de l’affection en nous frappant ou en nous appelant par des noms vulgaires et insultants. Nous ne passons pas tout notre temps ensemble à nous vanter de nos exploits sexuels (souvent fictifs) ou faire des blagues au détriment les uns des autres. Nous ne sommes pas en concurrence constante les uns avec les autres. Dans nos relations avec les femmes nous sommes ouverts à l’émotion : nous réfléchissons à nos sentiments et sommes préparés à en parler ; nous sommes conscients de ce que les autres ressentent et sommes prêts à aider, soutenir, encourager, ou stimuler. Nous avons appris à écouter et accorder une attention soigneuse et concentrée. Mais nos amitiés les uns avec les autres restent — à quelques exceptions près — distantes, émotionnellement froides, et apparemment non essentielles à nos vies. Il n’est pas clair, néanmoins, si les explications standards sur les amitiés des hommes s’appliquent à nous et par conséquent ces explications ne clarifient pas pourquoi nos amitiés sont ce qu’elles sont et pourquoi elles jouent un rôle relativement périphérique dans notre vie. Peu importe combien nos comportements et attitudes sont différents envers les femmes, en relation les uns aux autres nous agissons quand même vraiment comme la majorité des hommes plus ou moins misogynes. Seules les expressions externes des amitiés hétérosexuelles masculines ont changé, pas leur substance. En tant qu’hommes proféministes nous devons nous demander si le caractère de nos amitiés avec les hommes signifient que notre engagement envers la lutte contre le patriarcat est défectueux. Se pourrait-il que les amitiés entre hommes proféministes trahissent notre réticence à abandonner les moyens traditionnellement masculins qui sont oppressifs envers les femmes ?

Pour comprendre notre distance à nos amis (premièrement, mais pas seulement nos amis hommes) nous devons examiner le modèle standard des différences et relations entre hommes et femmes hétérosexuel.le.s. Nous verrons que ce compte-rendu standard est trop simple. Je décrirai ensuite une compréhension plus complexe des relations des hommes typiques aux femmes et aux autres hommes, ce qui nous permettra de voir que la réticence même des hommes proféministes à céder un rôle central dans leurs vies aux amitiés sert à maintenir les structures patriarcales. La conclusion est que les hommes proféministes hétérosexuels doivent transformer leurs amitiés avec les autres hommes pour continuer leur opposition au patriarcat.

La Vision Standard

A. La Vision Majoritaire

Dans la littérature vaste et sans cesse croissante à propos des hommes et des femmes hétérosexuel.le.s[2], leurs différences et similitudes, le rôle différent de l’amitié dans les vies des hommes et des femmes de même que le caractère différent de ces amitiés est documenté longuement. Voici un résumé de ces résultats souvent récurrents :

Le rapport Hite (1987) constata que, bien qu’à peu près un quart des interrogées avait eu une relation sexuelle avec une autre femme, la grande majorité des femmes mariées ou célibataires avaient eu leur relation émotionnelle la plus profonde avec une femme (15). « Les amitiés entre femmes … créaient un univers où les identités personnelles de la femme pouvaient être validées (21) … L’entraide est plus centrale aux amitiés féminines alors que les activités partagées et les intérêts similaires sont plus centrales aux hommes … les femmes utilisent plus d’expressions non-verbales d’affection (29). Les styles féminins … sont incompatibles avec le contrôle … les hommes [sont] … également capables d’interactions intimes, [mais] ils préfèrent interagir intimement moins souvent que les femmes … les définitions des hommes de l’intimité en terme de proximité et d’activités partagées les protège efficacement de situations de vulnérabilité émotionnelle et de perte potentielle de contrôle. L’intimité pour les femmes … implique typiquement d’admettre la dépendance, de partager les problèmes et d’être émotionnellement vulnérable (30). Le maintien d’un style intime de relation chez les femmes et d’un non-intime chez les hommes reflète et renforce finalement les relations de pouvoir entre les sexes (33).(O’Connor 1992 ; Block and Greenberg 1985)

Les relations des femmes sont d’importance centrale dans la vie des femmes. Avec leurs ami.e.s elles parlent, échangent des confidences, partagent des émotions, se soutiennent en paroles et en actes. Les hommes hétérosexuels, en revanche, travaillent ensemble, font du sport, ou plaisantent. S’ils parlent, le dialogue tend à être impersonnel. Leurs amitiés sont d’importance secondaire pour eux.

Les explications de ces différences sont aussi sans cesse répétées et divergent dans une certaine mesure en fonction des sources. Les hommes proféministes nous donnent une explication quelque peu différente de celle des hommes qui ne sont pas féministes. La position des femmes à propos des amitiés des hommes diffère de celle des hommes. Les hommes proféministes ont tendance à souligner que les hommes sont toujours en concurrence les uns avec les autres (Gilmore 1990 ; Kimmel 1994 ; Stoltenberg 1993). Par conséquent, ils ont tendance à être peu sûrs d’eux, leur virilité est toujours remise en cause et doit être démontrée encore et encore. La faiblesse est à craindre car elle invite l’agression des hommes plus forts. Les démonstrations publiques d’émotions sont des signes de faiblesse tout comme la dépendance aux autres. Ainsi, vivant dans un monde masculin très compétitif, les hommes cherchent l’indépendance et fuient les enchevêtrements émotionnels ; Ils veulent apparaître forts (Brittan 1989) et ont ainsi peur des exhibitions d’émotions (McGill 1985, 18). Par conséquent, leurs relations aux hommes et aux femmes sont distantes, impersonnelles, et sans émotions. Les liens affectifs sont évités ou, quand ils ne sont pas évités, sont transformés en affaires d’exclusivité sexuelle. Les hommes proféministes voient la lutte concurrentielle entre hommes — il n’est pas toujours clair à propos de quoi les hommes se battent — comme la source de la distance masculine aux émotions et aux autres personnes.

Les hommes hétérosexuels non-féministes nous donnent les mêmes descriptions des hommes mais ils trouvent des problèmes dans des endroits différents. Oui, les hommes valorisent la force et l’indépendance. Oui, leurs amitiés avec d’autres hommes sont souvent faibles, mais ce qui manque dans leurs vies n’est pas tant l’émotivité ouverte, la capacité à être dépendant, mais au contraire « les actions vigoureuses … sans cruauté » (Bly 1990, 8). Alors que les hommes proféministes déplorent la compétitivité des hommes qui les contraint dans une position défensive, auto-protectrice et émotionnellement stérile, les hommes qui ne sont pas féministes se plaignent que les hommes ont, ces dernières années, reconnu le coté féminin de leur nature au détriment de leur force et de leur capacité à agir vigoureusement. Ils ne souffrent pas d’un excès de compétition masculine, mais au contraire, d’un déficit de masculinité — compris ici comme étant puissante, contenue et indépendante. Par conséquent, ils ne peuvent former d’amitiés fortes, typiquement masculines, avec d’autres hommes puisque « seuls les hommes peuvent initier les hommes » (Bly 1990, 16) et nous, non initiés par les hommes, sommes ainsi incapables d’avoir des amitiés authentiques avec d’autres hommes.

Les femmes ont tendance à encore voir la condition des hommes différemment. Qu’elles insistent sur le fait que « les hommes et les femmes sont différent.e.s » (Tannen 1990) ou prennent une position plus critique qui voit la stérilité émotionnelle des hommes comme oppressive pour les femmes, elles décrivent toutes les hommes comme plus ou moins défectueux. La version la plus douce de cette description dit des hommes que dans leurs relations aux femmes et aux autres hommes, ils ne partagent pas leurs sentiments ou, s’ils essayent de les partager, ne sont pas très bons. Une version plus forte dit que les hommes ne peuvent pas partager leurs sentiments parce qu’ils en sont inconscients (McGill 1985, 13). Une autre version nous dit que les hommes ne partagent pas leurs sentiments parce qu’ils sont totalement égocentriques et ainsi inattentifs aux autres et aux sentiments et besoins de ces autres. D’une perspective de femme, les hommes sont soit incompétents dans l’une des compétences primaires des êtres humains soit moralement défectueux. Pour ce qui est d’être attentif, d’exprimer et de partager des émotions, les hommes sont soit des empotés pathétiques soit des tyrans aux besoins constants.

Dans ces différentes perspectives, les descriptions se recoupent : les hommes sont inexpressifs et sans réactions aux sentiments des femmes. Dans leurs relations aux autres hommes, la distance en vigueur explique l’importance secondaire de ces amitiés dans les vies des hommes. Ces faits sont expliqués différemment en fonction du genre de l’auteur.e et de si illes voient les hommes comme victimes de forces sociales, comme simplement différents des femmes, ou comme leurs oppresseurs.

B. La Vision Minoritaire

Si la vision majoritaire représente les hommes hétérosexuels comme handicapés émotionnellement par la situation compétitive dans laquelle ils se trouvent, avec peu d’amis hommes, et aussi souvent distants de leurs épouses, la vision minoritaire nous rappelle que dans de nombreuses cultures, dont la nôtre, ces hommes ont des liens forts les uns avec les autres qui sont pour eux—comme leurs amitiés sont aux femmes—parmi les connexions les plus fortes de leurs vies (Tiger 1970)[3]. Une des attractions de l’athlétisme pour les garçons est qu’ils y trouvent des connexions. Dans l’équipe, ils trouvent la maison émotionnelle qu’ils ne trouvent pas avec les parents ou les frères et sœurs (Messner 1992). De nombreux auteurs documentent les connexions proches que les hommes créent les uns avec les autres à la guerre (Gibson 1994 ; Gray1992 ; Theleweit 1988). La misogynie partagée est également puissante : des hommes qui peuvent à peine se connaître ont un fort lien commun autour des blagues sur les conductrices, des commentaires sexuels vulgaires à propos des femmes marchant dans la rue, ou une litanie familière de complaintes à propos des femmes. Il est vrai que les amitiés des hommes ne sont pas comme les amitiés des femmes et que leurs amitiés ne jouent pas le rôle dans la vie des hommes qu’elles jouent dans la vie des femmes. Mais il n’est pas vrai que les hommes hétérosexuels n’ont pas de connexions fortes les uns avec les autres (Cohen 1992 ; Wellman 1992).

Il n’est pas non plus universellement vrai que les hommes sont impassibles, ou inconscients de leurs sentiments, comme nous le dit la vision majoritaire. Les historien.ne.s documentent les amitiés intimes, expressives et sincères entre les hommes de la Nouvelle-Angleterre du 19ème siècle (Hansen 1992). Les hommes deviennent intensément émotifs à propos du sport ; Ils deviennent très émotifs à propos de la réputation de « leurs » femmes, ou leur pays, à propos de leur candidat ou enjeu politique. Les hommes deviennent aussi très émotifs à propos de l’avortement comme infanticide et d’autres déploient des émotions comparables concernant le futur glorieux de la classe ouvrière. Les hommes hétérosexuels nous ont toujours été présentés comme des amants passionnés ; les poètes, hommes pour la majorité, ont chanté leur passion pour une femme dans de nombreux modes. L’amour romantique est autant, si ce n’est plus, la province des hommes que des femmes et l’amour romantique est la quintessence de la passion. Il n’est pas vrai que les hommes ne sont pas émotifs. Les amitiés légendaires dépeintes dans la littérature sont aussi celles des hommes. L’Ancien Testament nous parle du Roi David et de son ami Jonathan, Homer, d’Achille et Patrocle ; nos enfants vibrent encore aux aventures des trois mousquetaires. Dans notre mythologie au moins, l’amitié est importante, et l’amitié est l’amitié des hommes. De plus, les hommes se confient à des ami.e.s — le plus souvent à des femmes. McGill a constaté que :

… approximativement un tiers des hommes dans la recherche ont déclaré qu’ils ont révélé des choses à propos d’eux à d’autres femmes qu’ils n’ont pas révélé à leur femme … ces hommes sont peut-être plus intimes avec d’autres femmes qu’ils peuvent l’être avec leur épouse … la défense commune des hommes sur l’ignorance (de leurs sentiments) ou l’incapacité à être intime est sans fondement … (78) Dans les domaines importants du moi privé et personnel, les hommes révèlent beaucoup à d’autres femmes, dans de nombreux cas autant et plus qu’ils ne révèlent à leur propre épouse. Il apparaît aussi que dans ces relations ils écoutent vraiment la femme et l’échange d’intimité est mutuel. (McGill 1985 ; Wellman 1992)

Le tableau dépeint par la vision majoritaire du manque d’émotivité ou de l’isolement des hommes est contredite par cette vision minoritaire. L’image des hommes comme manquant d’émotion est très unilatérale, partiale et, en gros, fictionnelle.

Une histoire alternative

Il y a de vraies contradictions dans le genre de choses que nous dit la littérature à propos des hommes et femmes hétérosexuel.le.s, leurs relations, et leur émotivité (Sherrod 1987). On peut prendre ces contradictions comme des indications qu’il y a quelque chose qui pose problème avec nos théories. Les hommes ne peuvent être impassibles et émotifs, réticents à parler et librement communicatifs. Il ne peut être vrai que les hommes n’ont pas d’ami.e.s—certainement pas parmi les autres hommes—et que leurs liens aux autres hommes sont les plus importants dans leurs vies. Si notre explication des hommes est pleine d’auto-contradiction, nous pouvons être tenté de dire, elle doit être rejetée et remplacée par une autre, cohérente en elle-même.

Mais, évidemment, les êtres humains ne sont pas tou.te.s d’un seul tenant. Alors que nos théories, on l’espère, sont consistantes en elles-mêmes, les personnes qui ont formulé ces théories le sont à peine. En conséquence, ces comptes-rendus de la vie émotionnelle des hommes montrent que les hommes, la plupart du temps, agissent en mode tout à fait contradictoire. Ce n’est pas notre explication des comportements des hommes qui est incohérente. Les actions des hommes sont souvent inconsistantes les unes avec les autres. La plupart du temps, les hommes hétérosexuels jouent un double jeu. Ils se présentent comme indépendants et forts mais sont dépendants et faibles. Ils nous font croire qu’ils sont solitaires et isolés mais leur pouvoir patriarcal est un pouvoir détenu collectivement et défendu par les hommes en association les uns avec les autres.

Dans La Promenade au Phare[4], Virginia Woolf documente de façon exhaustive cette duplicité. La majeure partie du roman décrit un jour d’été dans la maison de campagne des Ramsay. M. Ramsay est un philosophe d’Oxford pour qui son travail est l’intérêt central de sa vie, plus que sa femme, ses quatre enfants, ou ses amis. Ses relations à d’autres hommes ont toujours un coté compétitif. Sa conversation avec les étudiants admiratifs dont il s’entoure concerne :

… qui avait gagné ceci, qui avait gagné cela, qui était un “homme de premier ordre” aux versets latins, qui était “brilliant mais je pense fondamentalement peu constant,” qui était indubitablement le “compagnon le plus habile à Balliol.” … (Woolf 1927, 15)

A sa famille il montre un visage abstrait, absent. Il ne sait pas ce qu’il mange, il ne remarque pas que sa fille se transforme en une belle jeune femme. Il ne se soucie pas des déceptions de son plus jeune fils. Il se soucie de la vérité et de ses accomplissements de philosophe. Tout ce temps, Mme Ramsay doit travailler pour garder serré le tissu social : elle s’occupe des enfants, des repas ; elle s’assure que les différent.e.s invité.e.s sont à l’aise et apprécient leur séjour. Elle essaye d’encourager les relations entre jeunes hommes et femmes. Aux repas, alors que les hommes filent des conversations abstraites qui la frappent comme tout à fait stériles, elle s’assure que la conversation inclut tout le monde. C’est son travail de faire que les choses se passent bien.

Ramsay est « son propre chef ». Absorbé par ses propres préoccupations et intérêts, il est indépendant, compétitif, impassible — l’homme paradigmatique. Mais il y a une autre face à ce même homme paradigmatique : il dépend de Mme Ramsay pour organiser la maison, la nourriture et la famille. La journée d’été entière, avec ses complexités principalement internes, dépend du travail constant de Mme Ramsay. C’est uniquement grâce aux efforts constants de Mme Ramsay qu’il y a un monde social dans la maison d’été des Ramsay. Mais, qui plus est, M. Ramsay dépend personnellement de sa femme pour le soutien constant et la construction de l’ego. A certains moments, l’homme fort et indépendant demande du soutien, de l’attention, du réconfort, quand il craint que son dernier livre ne soit pas un succès. Mais, étant un homme typique qui est engagé, ou au moins le prétend, à être fort et indépendant, il ne peut lui demander ce dont il a besoin et elle doit deviner ce qu’il veut quand il le veut. S’il le veut, elle doit donner, et donner généreusement, qu’elle se sente de le faire ou non. Il arrive et se tient silencieux et misérable et :

… Mme Ramsay, qui avait été assise confortablement, pliant son fils dans son bras, s’arc-bouta … pour ériger dans l’air une pluie d’énergie … et dans cette … fontaine et vaporisateur de vie, la stérilité fatale du mâle se plongea comme un bec d’airain, aride et nu. Il voulait de la compassion. Il était un échec, disait-il … M. Ramsay répétait, ne quittant jamais son visage de ses yeux, qu’il était un échec. Elle lui souffla de nouveau les mots. “Charles Tansley [un étudiant diplômé admiratif] …, " Dit-elle. Mais il lui en faut plus … Mais il lui en faut plus. (Woolf 1927, 58)

Il y a deux Ramsay — le manipulateur rationnel, intelligent, de concepts abstraits, le mentor admiré de brillants jeunes hommes, tout autant distraits et oublieux des aspects matériels et humains de leur vie ; et le Ramsay peureux, malheureux, incapable de s’exprimer, pour lequel sa femme doit non seulement maintenir l’ambiance pour que ses amis et lui puissent s’impressionner les uns les autres avec leur ingéniosité, mais doit aussi deviner quand ses humeurs noires s’abattent sur lui, quand il est impuissant face à ses propres sentiments. Maintenant, son dévouement pour la vérité le trahit — elle doit lui mentir à propos de ses accomplissements et il en veut toujours plus. Sa rationalité ne lui sert pas non plus car il ne peut réfléchir aux raisons de ses humeurs noires. Mme Ramsay doit l’aider : il est incompétent, dépendant et faible.

La contradiction apparente entre les différentes descriptions des hommes — isolés et impassibles, ou fermement liés aux autres hommes et ouverts sur leurs besoins émotionnels — se révèlent ne pas être des contradictions du tout : les hommes sont à la fois l’un et l’autre pour maintenir leur pouvoir patriarcal. Ils font en sorte que les femmes répondent à leurs besoins émotionnels mais sans demander : ainsi ils peuvent apparaître indépendants et être, en fait, dépendants. Comme l’a montré Jean Baker Miller en décrivant un certain homme :

Comme beaucoup de gens il voulait au moins deux choses. Il voulait, tout d’abord, naviguer à travers toute situation en se sentant « comme un homme, » qui est fort, autosuffisant, et pleinement compétent. … En même temps … il nourrissait le désir apparemment contradictoire que sa femme résolve en quelque sorte tout pour lui. … Elle ferait cela sans que cela lui soit demandé ; Il était essentiel qu’il n’ait jamais à penser ou parler de ses faiblesses. (Miller 1976, 33)

Les hommes hétérosexuels sont en concurrence les uns avec les autres pour le statut dans le monde du travail, mais se lient les uns aux autres de manière compacte pour maintenir les femmes soumises : la conversation abstraite à la table du diner des Ramsay exclut délibérément les femmes qui y sont aussi ; c’est juste une façon de plus par laquelle la meute mâle réaffirme sa supériorité dans une autre forme. Elle n’a pas besoin de veiller à ce que tout le monde soit inclus dans la conversation. Mme Ramsay et les autres femmes feront en sorte que les choses se passent bien. Les hommes, comme les seigneurs de la création, n’ont besoin que de se satisfaire dans leur jeux compétitifs les uns avec les autres. Mais cette indépendance et cette autosuffisance des hommes sont dans beaucoup, voir dans la plupart des cas, une imposture. C’est un faux-semblant. Le moment venu, les hommes seront aussi faibles, aussi dépendants que les femmes ou les enfants. Mais le pouvoir qu’ils ont leur permet de supprimer cette information. En privé, les femmes se plaignent des demandes excessives de soutien émotionnel (Cohen 1992). Ces demandes sont très pénibles, comme le rend amplement clair Virginia Woolf dans le passage cité plus haut. Mais aucune mention publique de faiblesse masculine n’est permise.

Il n’est ainsi pas vrai que les hommes hétérosexuels sont indépendants et autosuffisants. Ce qui est vrai est que les hommes prétendent être indépendants et autosuffisants. Mais cela ne les empêche pas de dépendre beaucoup des femmes pour répondre à leurs besoins émotionnels et de se plaindre avec véhémence quand ces besoins ne sont pas satisfaits quand et comme ils le désirent. Il n’est pas non plus vrai qu’ils n’ont pas de relations avec les autres hommes ; que les hommes n’ont pas d’amis. Cela semble souvent être le cas, même d’après les hommes (Levinson 1978), mais cela semble être le cas seulement dans la mesure où la solidarité omniprésente des hommes contre les femmes est ignorée ou supprimée. L’histoire souvent répétée de la « différence » entre les hommes et les femmes dans la façon dont illes parlent et utilisent la parole, et la façon dont illes façonnent leurs relations est vraie mais omet des choses importantes, à savoir que ces différences ne sont pas véritables mais sont utilisées pour maintenir les positions de pouvoir des hommes.

Il est clair que cette duplicité des hommes hétérosexuels est oppressive pour les femmes :

Dans toutes les relations interpersonnelles significatives, à part celles les uns avec les autres, les hommes reçoivent plus qu’ils ne donnent en amour et intimité (212). Par la rétention d’information de notre relation, je ne retiens pas seulement le pouvoir sur mes actions, je gagne aussi du pouvoir sur tes actions…. le mystère présenté par les hommes est un chemin vers la maîtrise des autres (231/2/3). (McGill 1985)

Une histoire plus complexe que l’explication standard à propos des hommes, des femmes et leurs relations aux autres hommes et femmes, émerge ici. La conception dominante de la masculinité (hétérosexuelle) demande des hommes qu’ils soient forts, qu’ils soient aptes à dominer les autres, qu’ils soient aptes à obtenir des autres ce qu’ils veulent sans réciprocité. Le fort prend au faible ; ils n’échangent pas de biens ou services. Les hommes hétérosexuels prouvent leur force dans des compétitions avec n’importe quel adversaire : dans les sports, dans le fait de chasser des animaux, en dominant d’autres hommes. Mais, comme le suggère Stoltenberg, les compétitions entre hommes sont souvent mises de côté pour que les hommes puissent dominer conjointement les femmes (Stoltenberg 1993). L’arène favorisée dans laquelle les hommes prouvent leur force est en relation aux femmes. La domination des femmes est le projet commun des hommes hétérosexuels, pour lequel ils forment des liens forts les uns avec les autres. La force nécessite d’être indépendant, de répondre à ses propres besoins. La force dans ce contexte signifie de ne pas être à la merci d’émotions mais d’être stoïque face à la douleur et la perte. D’où l’apparition des hommes comme impassibles. En même temps, beaucoup d’hommes utilisent leurs besoins émotionnels comme l’arène dans laquelle ils dominent les femmes. Les femmes sont là pour servir leurs besoins émotionnels et corporels. Sans besoins il ne peut y avoir de services. L’indigence des hommes, de manière paradoxale, sert leur ambition de pouvoir et domination. On affirme sa force précisément en obtenant des services sans demander. Le plus faible est constamment en assistance, désireux de deviner ce que l’autre pourrait vouloir et essayant de le rendre heureux. Ici, l’homme reste en charge. Les hommes ne donnent pas cette sorte d’attention inlassable aux femmes. Les apparentes incohérences du comportement masculin cessent d’être déroutantes si elle sont comprises dans le contexte de la domination masculine des femmes.

Puisque l’affichage émotionnel, le fait d’avoir des besoins émotionnels, et le fait d’avoir ces besoins satisfaits, sont tous au service de la domination — principalement des femmes — les liens que les hommes hétérosexuels établissent les uns avec les autres sont relativement impassibles et sont, dans la majorité des cas, des liens cimentés par des compétitions jointes dans la guerre, les sports, l’utilisation des femmes. Les amitiés masculines reposent sur l’effort commun pour gagner ou pour survivre. Les amitiés masculines sont des efforts partagés pour être fort et dominant. Les amitiés entre hommes sont ainsi relativement impassibles et impersonnelles — après tout, les émotions sont entretenues par les femmes et en se permettant d’être émotionnel dans les relations hétérosexuelles on continue de maintenir sa position dominante.

Mais cette histoire ne semble pas s’appliquer aux hommes proféministes hétérosexuels qui ont renoncé à la conception traditionnelle de la masculinité. Nous ne nous affirmons pas comme hommes en traitant les femmes de haut ; nous ne nous regardons pas de haut les uns les autres[5]. Par conséquent, l’histoire la plus complexe que j’aie raconté à propos des hommes et de pourquoi leurs amitiés ont cet air particulier de distance à eux n’expliquent pas pourquoi les amitiés des hommes proféministes, aussi, ont rarement l’étendue, l’intensité et l’importance possédées par les amitiés des femmes. La question posée au début du papier reste : qu’est-ce qui rend même les amitiés des hommes proféministes si distantes, et qu’est-ce que cela nous dit de notre position proféministe ?

Pour répondre à ces questions, nous devons examiner comment les amitiés des femmes diffèrent de celles communes entre les hommes.

Séparé ou en-relation ?

C’est un fait familier que les relations des femmes sont différentes de celles des hommes. Mais ces différences ne sont pas toujours définies aussi clairement qu’elles le devraient. Les différences entre les hommes et les femmes en ce qui concerne les relations ont été populairement exprimées en disant que « les hommes sont séparés ; les femmes sont en relation. » Dans la littérature c’est souvent répété en disant que les femmes sont « connectées » et que les hommes ne le sont pas (Eichenbaum & Orbach 1988 ; Lyons 1983 ; Radden 1996). Mais ce n’est pas tout à fait adéquat : les hommes, comme nous l’avons vu, sont connectés et ont aussi des relations—aux autres hommes, à la famille, à leurs femmes et enfants, à leurs amis. Dans la même veine, il est souvent dit, suivant Carol Gilligan, que le « care »[6] joue un rôle plus important dans les vies, actions et pensées des femmes, alors que les hommes sont plus influencés par ou dédiés à des considérations à propos des règles de justice. Mais nous faisons ici face au même problème : certainement les hommes se préoccupent aussi de leurs enfants dans une variété de sens du care. Un compte rendu plus détaillé des différentes manières qu’ont les hommes d’être en relation aux autres personnes et des manières qu’ont les femmes de l’être est nécessaire. De façon correspondante, une discussion bien plus détaillée du care est nécessaire pour mettre en évidence les différences que ce mot était destiné à indiquer.

J’utiliserai les termes « séparé » et « en-relation » pour me référer aux différents types de relations. Dans la littérature ceux-ci sont utilisés comme des termes techniques ; ils n’ont pas les mêmes sens qu’en français ordinaire (Gilligan 1987). A moins qu’on insiste sur le sens technique de ces termes, la distinction entre les relations masculines typiques qui sont très séparées et les relations typiques des femmes qui ne le sont pas semble faire face à des objections évidentes de sens commun, telles que les hommes ont aussi des relations et les hommes se soucient aussi de leurs parents, partenaires, ami.e.s ou enfants. Mais cette objection manque sa cible car la différence entre les relations qui sont séparées et celles qui sont en-relation a un sens spécial ici qui reste à définir.

La séparativité et le fait d’être en-relation sont des attributs des relations, non des personnes. Nos relations peuvent être séparées ; On peut avoir des ami.e.s ou être marié.e de manière séparée. Ce qui différencie les relations séparées de celles qui sont en-relation est que ces dernières sont des projets communs et les premières ne le sont pas. Dans un projet commun, les acteurices constituent un « nous »—illes deviennent un sujet social qui n’est ni tout à moi ni tout à toi (Gilbert 1989). Un projet commun est partagé. Les participant.e.s partagent une certaine compréhension de ce qui est en train d’être fait, ce qui est planifié, ce qu’est le but et ce que sont les résultats attendus. D’un autre coté, tant qu’on maintient nos positions séparées on peut s’engager dans des projets communs, mais ceux-ci consistent simplement en ce que tu fasses ta part et moi la mienne. Un bus public a un nombre de passager.e.s qui vont tou.te.s dans la même direction. Certain.e.s d’entre elleux vont même peut être jusqu’à la même destination finale. Mais le fait qu’illes aillent là-bas est un projet séparé pour chacun.e, bien que quand illes sortent au même arrêt ou appuient sur la sonnette de la même maison illes puissent dire « on est allé au même endroit. » Mais illes y sont allé séparément. Si un groupe d’ami.e.s, en revanche, fait une sortie, illes vont tou.te.s dans le même bus, au même endroit, mais le leur est un projet commun. Illes partagent une compréhension de ce qu’il se passe et de ce qu’illes font. Illes ont décidé de faire cette sortie conjointement.

Les passager.e.s qui se trouvent tou.te.s aller au même endroit de manière séparée l’ont décidé de manière séparée. Illes ont tou.te.s décidé par elleux-mêmes. Joe a décidé par lui-même et Mary a décidé par elle-même et les deux y sont allé.e.s. Le groupe qui fait une sortie ensemble décide peut être aussi de manière séparée ; Chacun.e décide par lui ou elle-même et ensuite illes comptent les résultats. S’illes acceptent de sortir, illes disent qu’« on » a décidé de faire cette sortie. Ensuite illes répartissent le travail : tu fais cette partie, je fais celle-là et nous nous en allons sur des chemins séparés pour faire ce que chacun.e a promis de faire. Une décision faite en-relation, au contraire, émerge d’une conversation que nous avons : à un certain moment ce que nous ferons est clair. Alors que nous nous mettons à faire ce que nous avons décidé, nous pouvons diviser le travail, mais cette division du travail est fluide et est constamment sujette au changement et à la discussion. Ce que chacun.e de nous fait n’est pas seulement le nôtre mais est fait sous les yeux de, avec la connaissance de et souvent avec les commentaires des autres. Aucun.e de nous ne pense à ce que nous faisons comme le nôtre propre mais plutôt comme le fait de mettre en action une partie d’un projet commun. Dans un tel projet commun personne ne peut dire, honnêtement, que « j’ai décidé ». Nous avons décidé ; La décision n’appartient à aucune personne ; elle est faite conjointement. Dans cette mesure un tel groupe forme un « nous. »

D’actions séparées nous prétendons qu’elles sont toutes « les nôtres ». Si le produit de ton activité est assemblée, c’est-à-dire entre les couvertures d’un même livre, avec le résultat de mon activité, alors on peut dire qu’on a travaillé sur ce livre ensemble. Mais on l’a fait séparément. Evidemment, il doit y avoir un projet commun dans la plupart de ces cas : il doit y avoir une compréhension partagée d’à propos de quoi sera le livre, à quel type d’audience il s’adresse et d’autres telles caractéristiques générales du projet. Avant que chacun.e de nous n’aille à ses études séparées pour faire son travail nous devons partager une compréhension minimale—qu’elle soit totalement explicite ou pas—de ce sur quoi nous allons travailler. Ici aussi il y a une tendance au faux-semblant : la séparativité complète est difficile à atteindre quand plus d’une personne travaille sur quelque chose. Mais si on est déterminé et qu’on tient à être aussi séparé que possible on peut certainement réduire l’élément d’être en-relation à un minimum et ignorer ce minimum dans le but de prétendre que son travail est entièrement le sien[7].

On peut maintenant voir comment les amitiés des hommes typiques sont différentes de celles des femmes typiques. Les hommes hétérosexuels restent largement séparés dans leurs amitiés. Quand on travaille ensemble, nous travaillons les uns à côté des autres. Les plaisanteries constantes maintiennent la distance. L’indépendance est préservée, ou au moins son faux-semblant. Lors d’occasions spéciales nous romprons cette distance et nous nous confierons à un autre homme ; lors d’occasions spéciales nous demanderons du soutien à des femmes. Mais quand la conversation est finie nous devenons de nouveau un homme séparé. Il y a des épisodes émotionnels lors desquels nous sommes ouverts à nos propres sentiments et, au mieux, aussi aux émotions de l’autre, mais ensuite nous abaissons de nouveau les volets métalliques sur notre entrepôt émotionnel et nous retirons derrière une façade enjouée, impassible, qui n’affiche pas nos propres émotions ni ne prend en compte les sentiments des autres. Pour la plupart, les amitiés des hommes sont émotionnellement modérées[8]. Nous pouvons considérablement ignorer l’autre car nous n’avons pas de projets communs mais faisons les choses ensemble, en tant que personnes séparées où chacun fait attention à sa partie de l’entreprise commune. Les amis masculins sont facilement remplacés—les amis sont échangeables.

Au contraire, les amitiés entre les femmes typiques tendent à être en-relation, elles forment un « Nous » et cela demande d’être harmonisée à l’autre personne. Cela requiert, pour commencer, beaucoup plus de conversation qu’en ont besoin les hommes pour être amis. Cela requiert aussi d’écouter clairement pas seulement ce qui est dit, mais aussi comment cela est dit et ce qui n’est pas dit. Cela requiert d’être finalement harmonisé.e aux communications non-verbales de l’autre (Hall 1984). Les actions entreprises par une personne sont complétées par l’autre, comme le fait remarquer Nell Noddings, (Noddings 1984, 4) requérant de faire très attention l’un.e à l’autre. La caractéristique des amitiés des femmes typiques, qu’elles sont rattachées par un ton émotionnel beaucoup plus fort que les amitiés des hommes hétérosexuels typiques, est une manifestation importante du fait que les amitiés des femmes tendent à être beaucoup plus en-relation. L’amitié elle-même est un projet qui est entrepris conjointement, exploré soigneusement, développé et maintenu par changement sur le long terme. En conséquence, les ami.e.s des femmes ne sont pas remplaçables. Chaque projet est unique ; l’amitié que les femmes ont les unes avec les autres est différente des amitiés que la même femme a avec d’autres (McGill 1985, 21)[9].

Les hommes, particulièrement les philosophes, parlent avec volubilité et enthousiasme de comment ils sont autonomes et comment tout le monde devrait l’être. Par autonomie, ils signifient qu’ils vivent un projet de vie choisi par eux-mêmes, ou même qu’ils vivent selon des règles morales de leur choix. Leur vie, leur personne, disent-ils, est « tout à eux ». Ils sont les propriétaires exclusifs d’eux-mêmes (Dworkin 1988). Mais le portrait de M. Ramsay par Virginia Woolf nous a préparé à être sceptique quant aux éloges de l’autonomie comme auto-détermination séparée. Dans leurs plaisanteries académiques, abstraites et paroissiales, les hommes à la table du dîner de Mme Ramsay sont engagés dans un projet commun. Ils constituent conjointement leurs identités de membres exceptionnellement intelligents (et légitimes) d’une élite intellectuelle. Le rôle de Ramsay dans la famille comme érudit distrait et distant n’est pas uniquement le sien. Si sa famille refusait d’accepter cette identité pour lui, s’illes refusaient de jouer le jeu, il ne pourrait pas être mari et père et le professeur abstrait de philosophie. Il est possible d’être vraiment séparé, c’est-à-dire, séparé sans faux-semblant et dépendances cachées, bien que cela requiert beaucoup d’effort, mais il n’est pas possible d’être mari et père et d’être vraiment séparé. Les maris et pères peuvent seulement prétendre d’être séparés si le reste de la famille leur permet ce faux-semblant.

Il est donc vrai que les hommes hétérosexuels sont plus séparés que les femmes. Mais il est aussi vrai qu’une grande partie de cette séparativité est un faux-semblant. Les hommes, comme les femmes, construisent leurs identités conjointement avec d’autres personnes alors qu’ils prétendent que ces identités sont « tout à eux ». Cela impose des fardeaux complexes et onéreux pour les femmes. Elles ne peuvent choisir d’être séparées ou en relation concernant l’homme de leur vie. Elles doivent être disponibles pour être ouvertement en-relation quand cela est demandé. Par conséquent il n’existe pour elles aucun choix d’autonomie tel que les hommes le définissent. De plus, elles doivent prétendre que l’homme est autonome quand elles sont plus avisées que cela et qu’il devrait l’être aussi. Au préjudice d’être incapable de choisir d’être en-relation ou séparé se rajoute le préjudice de jouer une mascarade continue. Le faux-semblant de la séparativité masculine est oppressive envers les femmes.

L’amitié des hommes — Un refuge ?

Dans nos relations aux femmes, nous, les hommes proféministes, hétérosexuels, ne sommes pas exploiteurs en prétendant être des hommes séparés à la manière des M. Ramsay de ce monde. Nous savons que notre identité est, en partie, construite dans cette relation et nous savons que notre partenaire construit la sienne, en partie, en-relation avec nous. Ainsi, nous n’exigeons pas de faux-semblant élaborés pour sauver nos revendications fallacieuses à l’autonomie, nous n’exigeons pas que nos besoins soient remplis sans rien demander, nous ne nous attendons pas non plus à recevoir du soutien et du soin alors quand nous en donnons peu. Mais en relation aux autres hommes, peu a changé. Les hommes hétérosexuels proféministes ont soit peu de relations aux hommes parce qu’ils n’aiment vraiment pas les hommes, soit leurs amitiés envers des hommes ne sont peut-être plus ouvertement misogynes, mais elles restent distantes, impersonnelles, modérées et sans importance.

Il est évident que nous, les hommes proféministes, sommes perdants à cause de notre capacité limitée à ce niveau. Mais, puisque nous faisons de notre mieux dans nos relations aux femmes, amies et amoureuses, et que nous n’essayons pas de dominer en contrôlant la conversation ou le niveau d’émotion dans les relations, puisque nous nous efforçons d’être sensibles et ouverts à nos amies et partenaires femmes, puisqu’on ne les ridiculise pas parce qu’elles sont « émotionnelles » ou veulent parler tout le temps, n’avons-nous pas gagné le droit de préserver l’oasis de neutralité émotionnelle que nos amitiés masculines représentent ? S’écarter des stéréotypes masculins traditionnels est un effort, et de temps en temps on a besoin de repos pour simplement parler sans « communiquer » quoi que ce soit de plus lourd que des faits, ou une bonne histoire. Pourquoi donc ne pouvons-nous pas nous reposer occasionnellement en jouant au ballon avec nos amis hommes ou parler « du travail, de la voiture, de la famille » aussi impersonnellement que nous sommes habitués à le faire. Les hommes et les femmes sont différent.e.s à ce niveau. Pourquoi ne pouvons-nous pas en rester là ?

Mais si le compte-rendu précédent des différences entre les relations entre hommes hétérosexuels typiques et les relations entre femmes typiques est un tant soit peu correct, nos amitiés masculines, avec leur manque d’émotivité, ne sont pas aussi innocentes que je les ai décrites dans le paragraphe précédent. Dans les pages précédentes j’ai expliqué comment une forme de l’oppression des femmes est liée à la duplicité des hommes qui prétendent être forts et indépendants et exigent des femmes qu’elles maintiennent cette fiction dans le but de les maintenir dans leur dépendance secrète. Tant que nous, hommes proféministes, maintenons des relations à d’autres hommes dans lesquelles le faux-semblant de la séparativité est maintenu, nous ne nous battons pas activement contre un aspect important de la masculinité typique — le faux-semblant de la séparativité. À la place, nous maintenons comme légitimes les images et pratiques de l’autonomie des hommes. C’est comme si nous disions : il est bon pour les femmes d’être en-relation et quand tu es avec elles tu dois essayer d’être comme elles. Mais les hommes sont différents. Ils sont autonomes, auto-suffisants. Nous répétons l’ancienne mythologie selon laquelle les hommes et les femmes sont différent.e.s. Nous rejouons encore cette mythologie en ayant des relations importantes seulement avec des femmes, en étant ouvertement en-relation seulement à elles. Ainsi, les femmes de nos vies continuent de porter le fardeau de notre bien-être, construisant et validant notre identité. À ce moment seulement elle reçoit quelque chose en retour. Cela a certainement de la valeur, mais tant que nous avons des types de relations très différents avec les hommes, nous maintenons l’idéologie en vigueur selon laquelle les hommes et les femmes sont différent.e.s — une idéologie oppressive envers les femmes.

Nous ne pouvons être des hommes proféministes et maintenir la vieille idéologie misogyne[10]. Nous sommes confrontés à un choix. Nous pouvons abandonner toute forme d’être en-relation et maintenir ainsi la séparativité avec les hommes et avec les femmes. Mais c’est un projet ardu. Si nous ne voulons pas nous isoler de cette manière, si nous voulons construire et valider notre identité en-relation aux autres, alors ces autres ne peuvent être seulement des femmes. Nous devons nous efforcer d’être en-relation avec tou.te.s nos ami.e.s.

Comment pouvons-nous changer ?

Il est facile de confondre un vœu pieux et la mise en place dramatique de nos rêves avec le changement réel pour bouger dans la direction de notre idéal. Il est facile de passer un weekend avec d’autres hommes hétérosexuels et de faire beaucoup de câlins, des larmes et quelques baisers prudents. Il est probablement très drôle de jouer avec un groupe d’hommes et de battre des tambours, ou de démolir des voitures à la masse. Mais cela ne change rien. Les hommes n’ont pas appris à être ouvertement en-relation. Nous n’avons pas appris que c’est ce que nous devons faire, et comment le faire. Nous n’avons pas encore appris qu’être séparé dans nos relations aux autres hommes est humainement inacceptable.

Quand j’étais petit garçon et que j’habitais en pensionnat, je remarquais et étais surpris par les amitiés changeantes et les inimitiés chez les filles de mon groupe d’âge. Leur vie émotionnelle était turbulente et active. Mes amis et moi-même étions occupés à construire des forts, faire du sport, et à tourmenter les nouveaux garçons de notre chambre. Les relations n’étaient pas un problème. Il ne nous est jamais apparu que nous avions des relations. À ce moment nous apprenions à être des hommes alors que les filles se préparaient à être des femmes. Maintenant, presque soixante ans plus tard, il ne sera pas facile de compenser ces longues années pendant lesquelles mes relations aux autres, spécialement les hommes, étaient bien séparées. Je manque de pratique dans les amitiés qui sont en-relation. Je dois parfaire le bel art de la conversation que beaucoup de femmes ont pratiqué dès le début de leur vie[11]. Mais c’est ce que nous devons apprendre.

Il n’est pas difficile de voir comment nous devons faire cela. Nous avons commencé à être en relation dans la mesure où nous avons des relations étroites aux femmes qui l’exigent de nous. Mais la plupart d’entre nous ne l’avons pas exigé les uns des autres[12]. Après tout, même en relation aux femmes, nous avons surtout fait ce qui était nécessaire pour « rester hors de danger ». Mais nous prenons rarement l’initiative de plus de prise en charge du travail émotionnel dans la famille, de nous rappeler des anniversaires et les organiser, de maintenir les réseaux d’ami.e.s et de famille en écrivant et passant des coups de téléphone. Nous nous tournons encore moins vers nos amis hommes, plutôt que vers les femmes, quand nous ressentons le besoin de parler à quelqu’un.e. Nous défions rarement, sinon jamais, notre propre évitement des relations ouvertes aux hommes. Mais nos convictions proféministes exigent un effort plus actif pour apprendre à être de manière complexe et riche en-relation même quand personne ne nous le demande. Nous savons que c’est difficile, mais nous devons le faire.

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[1] Les hommes dont je parle dans ce papier sont hétérosexuels. J’en sais peu sur les relations entre hommes homosexuels et il est fort probable que ce que j’ai à dire ne s’applique pas à eux.

[2] Il doit être clair tout au long du texte que nous ne parlons pas de tous les hommes ni de toutes les femmes, mais des différentes relations qui, à des degrés et fréquences différentes, sont éprouvées par ou observées chez les hommes, ou les femmes (Spelman 1991). De plus, les généralisations grossières à propos des hommes et des femmes dans ce papier ne présupposent ou n’impliquent pas l’existence d’essences masculine ou féminine. Les allégations d’essences masculine ou féminine sont des allégations selon lesquelles quiconque qui doit être considéré comme homme ou femme doit posséder les propriétés qui sont dites constituantes de leur essence. Je ne sais pas s’il existe une telle essence masculine ou féminine. Mais je sais que les différentes tendances à conduire ses relations humaines ne font pas partie d’une telle essence, même si elle s’avère exister.

[3] Il est important de se rappeler, cependant, que dans la plupart des situations, les hommes blancs ne se lient pas avec des hommes noirs contre des femmes, mais que plus souvent les hommes blancs se lient avec des femmes blanches contres des hommes noirs.

[4] Note de traduction : To the Lighthouse.

[5] Je ne sais pas à quel point les hommes proféministes restent dévoués au sport. La relation entre le proféminisme et le sport devra être étudiée ailleurs.

[6] Note de traduction : Le care désigne le centre d’une réflexion sur la place du souci pour autrui (sollicitude, soin, cœur, attentions, prévenance sont autant de termes rendant imparfaitement la polysémie du mot care) dans l’éthique.

[7] J’ai développé ces distinctions dans beaucoup plus de détails dans mon ouvrage Beyond Separateness : The Relational Nature of Human Beings—Their Autonomy, Knowledge, and Power (Boulder : Westview, 1995).

[8] Et cela, pour être honnête, les rend très reposantes et attrayantes.

[9] Les différences entre les amitiés des hommes et des femmes sont même plus complexes. Les hommes peuvent aussi être très démonstratifs et affectueux ; les femmes, en revanche, peuvent être très réservées quand il s’agit d’exprimer leurs sentiments. Mais les amitiés des femmes sont des projets conjoints et ainsi les amies doivent être harmonisées l’une à l’autre, ce que les hommes ne font pas, avec leurs entreprises séparées, côte à côte. J’ai développé certaines de ces complexités dans le chapitre « Love and Anger » de Beyond Separateness.

[10] Le cas est ici analogue à celui de la peur de l’impuissance masculine. De nombreux hommes ont profondément peur de l’impotence. Les sources de cette peur sont les croyances patriarcales à propos de la sexualité comme moyen de dominer les femmes. Même les hommes qui s’opposent au patriarcat soutiennent involontairement et de diverses manières cette forme d’oppression des femmes tant qu’ils pensent que le pénis fonctionnant dans la pénétration vaginale est un élément important de leur virilité. C’est un autre cas où les hommes proféministes se retrouvent à soutenir le patriarcat en maintenant certaines croyances et attitudes qui sont la précondition de certaines formes d’oppression des femmes, bien qu’en tant qu’hommes proféministes, ils n’exercent pas cette oppression (Candib & Schmitt 1996).

[11] « Les femmes parlent de presque tout…mais le quotidien est susceptible d’être assez ordinaire. C’est ce qui en fait un art. » (Gouldner and Strong 1987).

[12] Clairement, une raison de ne pas entreprendre cette tâche est la peur omniprésente de l’homosexualité. Mais c’est un sujet complexe et déroutant. La peur masculine de l’homosexualité est d’une ambivalence flagrante. Les relations masculines dans les institutions les plus masculinistes comme l’armée, le sport, ou les confréries sont souvent érotiquement liantes pour le bien de la domination des femmes. Tout ceci doit être discuté ailleurs.

Voir également

... textes contenant l'un des mots-clés : Normes-sociales  Masculinité  Hétéronormativité  proféminisme  patriarcat  :