Olivier Le Cour Grandmaison

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Coloniser exterminer


Olivier Le Cour Grandmaison - Coloniser exterminer

« Pendant que l’on débat longuement en France sur la nature des peines et les moyens de les rendre moins affligeantes pour les corps, les « indigènes » continuent d’être suppliciés en public, qu’ils soient vivants ou morts, civils ou combattants. Des années 1840 à l’indépendance, en 1962, le corps physique de l’« Arabe » a donc été utilisé comme un instrument de terreur sur lequel le pouvoir colonial n’a cessé d’inscrire les marques de sa toute-puissance. La torture en Algérie et dans l’empire français : une exception limitée aux guerres de libération nationale conduites contre la métropole ? Non, la règle. » Olivier Le Cour Grandmaison est un politologue français né le 19 septembre 1960 à Paris. Spécialisé dans les questions de citoyenneté sous la Révolution française et dans les questions qui ont trait à l'histoire coloniale, il est maître de conférences en science politique à l'université d'Evry-Val d'Essonne et enseigne au Collège international de philosophie..

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Olivier Le Cour Grandmaison — Coloniser exterminer

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Le texte qui suit est extrait du livre *Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, *publié en 2005 chez Fayard. Ces extraits sont tirés de l’introduction et du chapitre 3 de l’ouvrage,. Les notes de bas de pages et références bibliographiques n’ont pas été reproduites. L’intégralité de l’ouvrage peut être téléchargé sur le site Internet Archive[1].

Introduction

« La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d’une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n’est pas une jolie chose quand on la regarde de près. »

J. CONRAD (1902).

« Ce contre quoi je réagis est cette rupture qui existe entre l’histoire sociale et l’histoire des idées. Les historiens des sociétés sont censés décrire la manière dont les gens agissent sans penser, et les historiens des idées, la manière dont des gens pensent sans agir. »

M. FOUCAULT (1988).

L’Algérie : « une question de salut public et d’honneur national »

Lundi 24 mai 1847, Assemblée nationale. « La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes, et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable », affirme un député déjà célèbre et qui le demeure aujourd’hui. Dès 1828, il s’est prononcé en faveur d’une expédition militaire contre la Régence d’Alger et, quelques années plus tard, pour « la colonisation partielle et la domination totale » de cette dernière. Comment atteindre ces deux objectifs ? La réponse de ce représentant est claire. Aux quelques philanthropes qui s’émeuvent des méthodes employées par l’armée, il rétorque : « J’ai souvent entendu […] des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. […] On ne détruira la puissance d’Abd el-Kader qu’en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable qu’elles l’abandonnent. Ceci est une vérité évidente. Il faut s’y conformer ou abandonner la partie. Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent. » Quels sont donc ces moyens réputés conformes aux sensibilités de saison et au jus belli ? Le premier est l’« interdiction du commerce » ; le second, le « ravage du pays ». Et, pour conclure, cette personnalité, alors membre de l’Académie des sciences morales et politiques, et qui deviendra ministre des Affaires étrangères de la Deuxième République, ajoute : « Je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abd el-Kader » et de « détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population »[2].

Longuement reproduits à dessein pour ne pas laisser croire que nous aurions été abusés par quelques citations trouvées à la hâte dans des textes mineurs, ces passages n’ont pas pour auteur un député extrémiste et marginal s’exprimant dans un journal local et confidentiel. Au contraire, beaucoup de ses contemporains, les nôtres plus encore, tiennent ce parlementaire-écrivain renommé pour un modèle de tempérance qui n’a cessé de plaider, dit-on, en faveur de l’égalité et des libertés politiques, en un mot, pour la démocratie. Celui qui défend ces positions, c’est donc Alexis de Tocqueville, dans un rapport officiel présenté à l’Assemblée nationale en 1847, et dans un opuscule auquel il accordait la plus grande importance. Membre de la commission parlementaire chargée d’examiner deux projets de loi portant sur la colonisation de cette contrée, Tocqueville fut désigné comme rapporteur par ses pairs en raison, notamment, de sa bonne connaissance de la région. Auréolé du prestige consécutif à la publication de La Démocratie en Amérique, connu pour ses écrits sur la réforme du système pénitentiaire, tenu enfin pour un spécialiste avisé des affaires étrangères et de la question algérienne, Tocqueville est un homme politique influent. D’autant plus qu’en 1847 il n’intervient pas à titre personnel, mais au nom d’une commission ad hoc dont les conclusions ont été entendues par le gouvernement […]

Les analyses de Tocqueville sont courantes ; de même les propositions concrètes qu’il a faites pour réduire les résistances des populations « indigènes » et anéantir la puissance d’Abd el-Kader, leur chef principal. La lecture des textes et des discours de cette époque révèle, quelle que soit leur nature, une véritable passion collective pour l’ancienne Régence partagée par des élus, des militaires, des écrivains et des réformateurs venus de tous les horizons politiques. Ils ne sont pas les seuls ; l’« opinion publique » elle-même, après avoir été « exaltée » par la révolution de 1830, s’est enthousiasmée pour la « conquête d’Alger », soutient Buret. « Coloniste » ardent, lui aussi est convaincu que l’« Afrique » est « une question de salut public et d’honneur national ». Quant à la « guerre » menée outre-Méditerranée, il la conçoit comme une « chasse furieuse » exigeant de recourir à des moyens singuliers comparés à ceux employés à la même époque dans les conflits conventionnels qui se déroulent en Europe. C’est pourquoi il approuve les razzias, qui permettent d’« attaquer énergiquement l’ennemi » dans ses intérêts agricoles et de « lui rendre ainsi l’existence […] malheureuse, jusqu’à ce qu’il reconnaisse notre force et se soumette ». Ce sont là les « conditions du succès dans la guerre d’Afrique », affirme Buret, qui salue l’action du général Bugeaud depuis qu’il est devenu gouverneur général de l’Algérie en décembre 1840.

Qu’est-ce qui fonde ces convictions si bien partagées, comme le constate Tocqueville, qui déplore cependant que le gouvernement n’accorde pas toute l’attention nécessaire à la mise en valeur de l’ancienne Régence ? Pourquoi cette colonie est-elle placée au cœur d’enjeux divers, que les contemporains estiment à ce point décisifs qu’il y va du sort même du pays ? […]

L’histoire multiséculaire de la rivalité entre [la France et l’Angleterre] aide à comprendre l’extrême importance accordée à la prise d’Alger en 1830. Pour beaucoup, elle fut pensée comme le début d’une renaissance depuis longtemps souhaitée, hélas trop souvent différée, qui devait permettre à la France d’atteindre plusieurs objectifs distincts mais liés : poser en Afrique du Nord les fondements nécessaires à la reconstruction d’un empire colonial, recouvrer ainsi une autorité politique et militaire sur le Vieux Continent face à une Grande-Bretagne insolente de puissance, et faire de la Méditerranée centrale, cette « mer politique » par excellence où se joue en partie le destin du pays, un « lac français ».

Les contemporains, certains d’entre eux du moins, étaient conscients d’être les témoins, et parfois les acteurs, d’une période caractérisée par le triomphe de la « race européenne » sur « toutes les autres races ». « Il se fait de nos jours quelque chose de plus vaste, de plus extraordinaire que l’établissement de l’empire romain ; c’est l’asservissement des quatre parties du monde par la cinquième. Ne médisons donc pas trop de notre siècle et de nous-mêmes ; les hommes sont petits, mais les événements sont grands ? », écrit Tocqueville, avec une certaine fierté puisque son pays participe à ce mouvement, même s’il déplore l’insuffisance de ses efforts. L’Histoire, il le sait, est en train de basculer ; pour la première fois l’Europe, emmenée par la Grande-Bretagne, principalement, et par la France, peut envisager de s’imposer sur tous les continents. L’âge des empires mondiaux vient de débuter. Soutenir que la position de la France en Europe et dans le monde dépend de ses aptitudes colonisatrices est un lieu commun ; tout comme observer qu’elle demeure en ces matières dangereusement inférieure à l’Angleterre, référence et rivale constante que l’on espère concurrencer, à défaut de pouvoir l’égaler.

D’autres enjeux, intérieurs cette fois et tout aussi importants, sont liés au peuplement de l’Algérie par des colons venus de métropole. Si attentif à l’évolution de la situation française, Tocqueville considère qu’il y va des finances du pays et surtout de ses capacités à résoudre partiellement la question sociale, qui l’inquiète tant. L’auteur de La Démocratie en Amérique ne se laisse pas abuser par « l’apaisement et l’aplatissement universels » engendrés par le régime de Louis-Philippe. Sous ce calme apparent, il « flaire » les affrontements à venir et, dès le mois d’octobre 1847, affirme qu’ils se concentreront sur les droits de propriété. À ceux qui se rassurent en soulignant que les « classes ouvrières » ne sont plus tourmentées par des « passions politiques », il rétorque que celles-ci « sont devenues sociales », et plus dangereuses encore, car ce n’est pas « telle loi, tel ministère, tel gouvernement » qui sont visés, mais les fondements mêmes de la société. La « révolution industrielle » et la centralisation ont fait de Paris la « première ville manufacturière » du pays et le siège de confrontations violentes et d’autant plus inquiétantes – les Trois Glorieuses, l’insurrection de juin 1832 et les émeutes d’avril 1834 le prouvent – qu’elles se sont déroulées dans la capitale. C’est sur un véritable « volcan » que « nous nous endormons ! », conclut Tocqueville dans un discours tenu à la Chambre des députés en janvier 1848. Analyses alarmistes d’un défenseur de l’ordre qui cherche à mobiliser ses pairs pour tenter d’écarter des périls qu’il juge imminents ? Peut-être, mais ces craintes sont depuis longtemps partagées par des réformateurs et des républicains importants.

Quelques années plus tôt, Lamartine s’exclamait à la tribune de l’Assemblée nationale :

« Messieurs, voilà la colonisation ! Elle ne crée pas immédiatement les richesses, mais elle crée le mobile du travail ; elle multiplie la vie, le mouvement social ; elle préserve le corps politique, ou de cette langueur qui l’énerve, ou de cette surabondance de forces sans emploi, qui éclate tôt ou tard en révolutions et en catastrophes. On a blâmé l’expédition d’Égypte : ne soyons pas si pressés de répudier la pensée d’un grand homme, attendez encore quelques années pour la juger. »

Nul n’ignorait à quoi l’orateur faisait allusion dans ce discours prononcé au lendemain des sanglantes journées d’avril 1834, qui avaient vu les artisans et les ouvriers lyonnais d’abord, parisiens ensuite, se soulever pour protester contre la dureté de leurs conditions de travail et de vie. Le ton exalté et la rhétorique du député-poète disent bien l’urgence de « grandes colonisations » indispensables « à la France » et « nécessaires à nos populations croissantes ? », dont les pouvoirs publics ne savent que faire. Ces propos ne sont pas le fait d’un homme isolé ; de nombreux auteurs célèbres alors font de l’expansion en Afrique l’une des conditions indispensables au rétablissement de la paix intérieure et au rayonnement de la France en Europe et dans le monde.

L’échec des solutions appliquées jusque-là pour soulager la misère des indigents et des prolétaires a nourri des craintes très vives de la « Sociale » ; son spectre hante tous les milieux politiques. La publication, le 15 avril 1834, des sujets mis au concours par l’Académie des sciences morales et politiques en témoigne également, puisqu’il est proposé aux candidats d’étudier « la population qui forme une classe dangereuse par ses vices, son ignorance et sa misère », et d’« indiquer les moyens que l’administration, les hommes riches ou aisés, les ouvriers intelligents et laborieux peuvent employer pour améliorer cette classe dépravée et malheureuse ! ».

Dans ce contexte marqué par les fréquentes émeutes de ceux d’en bas, et par la mobilisation politique et intellectuelle de ceux d’en haut pour tenter d’y mettre un terme, beaucoup estiment que, si la lutte contre le paupérisme reste cantonnée aux frontières de l’Hexagone, elle demeurera vaine. Pour combattre ce fléau et les violences qu’il n’a cessé d’encourager depuis 1830, l’Algérie doit jouer un rôle majeur. Une fois encore, de nombreux contemporains se tournent vers la Grande-Bretagne, perçue comme un modèle. Grâce à son empire et à une politique résolue, elle est parvenue à maîtriser sans heurts significatifs une forte croissance démographique et les effets de la révolution industrielle en incitant ses ressortissants les plus démunis à s’expatrier en masse. Quelques années plus tard, la révolution de février 1848 puis la guerre civile de juin vont être interprétées comme des preuves supplémentaires qui confirment cette vérité : pas de paix sociale sans colonies destinées à accueillir le « trop-plein » turbulent et dangereux de la métropole, comme on l’écrit à l’époque. Proche et réputée si riche en ressources naturelles mal exploitées par des « indigènes » paresseux et barbares, l’ancienne Régence d’Alger est, pour certains, « un Far West à découvrir » et « une Californie à exploiter » vers lesquels les pauvres et les aventuriers doivent être dirigés. Là, ils mèneront enfin une vie heureuse et prospère en une contrée qui, pour ces raisons, fut très tôt considérée comme une « nouvelle France ? » prometteuse et salvatrice. Après 1870, cette dernière a contribué à faire oublier l’humiliante défaite contre la Prusse, l’annexion, plus douloureuse encore, de l’Alsace et de la Lorraine, ainsi que la Commune de Paris. Comme leurs prédécesseurs, les défenseurs de la Troisième République, soucieux de trouver à l’extérieur des solutions aux nombreux problèmes intérieurs qu’ils affrontaient, et de renforcer la légitimité encore fragile des institutions, tournèrent leurs regards vers l’empire et l’Algérie.

« La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme ! », affirme Renan, qui résume bien l’état d’esprit des hommes de son époque. Beaucoup d’entre eux sont convaincus d’être confrontés à cette alternative : ou le colonialisme, ou la révolution. On sait le choix qu’ils firent.

Appréhendé sur la longue durée, ce contexte révèle une situation aussi importante pour les contemporains qu’elle est négligée aujourd’hui : l’intrication ancienne, durable et remarquable, bien que peu remarquée, du social et du colonial. Pour être tout à fait précis, il faut y ajouter la question pénale, particulièrement vive dans les années 1830 et suivantes en raison de la crise du système carcéral métropolitain, que l’on espère résoudre par la multiplication des établissements pénitentiaires dans les territoires d’outre-mer. Soulager la métropole réputée vivre sous la menace constante des faubourgs et d’une criminalité jugée intolérable dont le récidiviste est la figure odieuse parce qu’il dit, par son existence même, la double impuissance de la prison à punir et à réformer efficacement les condamnés, tel est l’objectif de nombreux libéraux, républicains et socialistes.

S’ils divergent, parfois, sur les moyens nécessaires pour peupler massivement l’Algérie d’Européens, ils ne doutent pas que cette dernière réalisera toutes leurs « espérances » et qu’ils pourront maîtriser ainsi un présent difficile et un avenir incertain. Pour beaucoup, la colonie est une terre promise destinée au « bas peuple » sans terre ni emploi, qui doit y trouver ce que la mère patrie ne peut lui offrir en raison de l’exiguïté de son territoire et de son incapacité à lui fournir le travail dont il a besoin.

Le rattachement rapide de l’ancienne Régence au territoire national sanctionne l’importance que les hommes de la première moitié du XIXe siècle accordaient à cette région ; il fut solennellement consacré par les constituants de 1848, désireux et fiers d’inscrire dans la loi fondamentale cette formule qui fera florès : « L’Algérie, c’est la France ! » Les noces sanglantes de la République et du colonialisme venaient d’être conclues ; une longue histoire débutait, et ses effets ont durablement marqué les générations de dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays. Le souvenir des combats et des morts, le rappel des sacrifices et des efforts consentis pour « civiliser » cette contrée, comme on disait alors, puis la présence de métropolitains venus s’y installer en nombre, ont pesé d’un poids considérable sur la conscience des vivants ; ces héritiers pourvus d’un vaste empire conquis avec difficulté se sont fait un devoir de le sauvegarder, quoi qu’il en coûtât. L’acharnement de l’écrasante majorité des responsables politiques de tout bord à défendre, de 1945 à la fin des années 1950, l’Algérie française, et l’issue particulièrement meurtrière de la guerre longtemps sans nom qui s’y déroula, doivent beaucoup à ce passé réputé héroïque. À ceux qui, pour des raisons économiques et militaires, souhaitaient le retrait de la France, Lamartine scandalisé répondait déjà par une formule définitive que les dirigeants de la Quatrième République n’auraient pas désapprouvée : « Nous n’abandonnerons jamais Alger », et il stigmatisait cette proposition, « antinationale, antisociale et antihumaine ! », considérée comme une trahison.

À partir de 1830, les débats sur la politique à mener en Algérie ont été aussi animés que nombreux. Poursuivis sous tous les régimes, ils ont traversé le siècle et mobilisé des personnes venues de disciplines, d’horizons politiques et professionnels extrêmement divers. L’ampleur et la permanence de ce phénomène ont surpris les contemporains, conscients d’être confrontés à une situation inhabituelle qui a vu des hommes, et quelques femmes, s’engager avec fougue dans les discussions publiques de leur temps. « Il n’y a pas de problème qui ait autant préoccupé les esprits que celui de la colonisation de l’Algérie. Les écrits auxquels il a donné naissance sont presque innombrables », constatait Tocqueville en 1847 ; pour les raisons que l’on sait, cette passion collective a longtemps perduré. […]

Sur la guerre et l’État colonial

Alger prise, de nombreuses interrogations demeuraient en suspens ou surgissaient en raison de l’ampleur des problèmes liés à l’évolution de la conjoncture militaire, notamment. Que faire de l’ancienne Régence vaincue, certes, mais toujours insoumise ? Jusqu’où pousser la conquête ? Quels moyens employer pour y établir une sécurité durable, indispensable à l’arrivée de nombreux colons ?

Comment combattre les « indigènes » qui s’organisaient contre un pouvoir doublement illégitime à leurs yeux parce que ses détenteurs étaient à la fois étrangers et chrétiens ? À ces questions, qui ont suscité de longues controverses sur les méthodes nécessaires pour l’emporter dans la colonie, les contemporains ont apporté des réponses variées ; leurs écrits et leurs propositions en témoignent.

On y découvre des conceptions particulières de l’ennemi « arabe », de la guerre qu’il faut mener contre lui et, in fine, des pratiques systématiques de violences extrêmes comparées à celles qui sont employées en Europe à la même époque. […]

Tocqueville prétendait défendre une voie moyenne destinée, selon lui, à éviter les écueils d’un conflit péchant par défaut ou par excès de rigueur. D’autres, plus radicaux, ont élaboré des projets qui peuvent paraître extravagants aujourd’hui ; c’est méconnaître le fait qu’ils furent conçus par des notables respectables, puis discutés en leur temps par des hommes fort connus qui en ont débattu sérieusement. Pour venir à bout des « indigènes » dont les résistances armées compromettaient les projets de colonisation, des auteurs proposèrent de bouleverser la carte raciale de l’Algérie, de refouler les « Arabes » jugés dangereux et inaptes aux exigences du travail moderne, et de les remplacer par des Chinois et des Noirs qui seraient importés en masse. Considérés comme des auxiliaires fiables sur lesquels les Européens pourraient compter, ces « indigènes » dociles seraient employés pour cultiver les terres acquises par la force et pour conquérir les oasis lointaines du Sud.

Certains proposèrent même d’exterminer tout ou partie des « Arabes » au motif que, appartenant à une race inférieure et rétive à la civilisation, ils devaient être anéantis – le sort réservé aux Indiens d’Amérique ou aux Aborigènes d’Australie étant un précédent abondamment sollicité pour soutenir cette perspective.

Défendu en 1846 par un célèbre médecin républicain qui résidait en Algérie – le docteur Eugène Bodichon –, ce projet fut exposé dans le Courrier africain, un journal important de l’ancienne Régence pourtant soumise à la stricte censure des autorités militaires. Informés de ces propositions, des membres de l’Assemblée nationale intervinrent pour les condamner et mettre en garde le gouvernement contre leur diffusion. Quelques années plus tard, l’auteur persévéra dans cette voie en rédigeant plusieurs volumes destinés à poser les fondements théoriques et historiques de la guerre des races réputée opposer les Européens aux « indigènes » des autres continents, voués à une destruction qu’il jugeait nécessaire et positive. Le terme extermination utilisé ici, et dans le titre de notre ouvrage, appelle une précision indispensable pour empêcher de faux débats et de graves mésinterprétations. Nul désir de provocation ou de polémique n’est à l’origine de son usage ; la chose serait aussi dérisoire qu’irresponsable. Si nous nous sommes résolu à employer ce vocable, c’est parce que les nombreux auteurs sollicités y ont couramment recours pour désigner ce qui est perpétré dans les terres conquises par les habitants du Vieux Continent. Qu’ils approuvent ou qu’ils réprouvent l’anéantissement physique des « indigènes », les contemporains savent que la colonisation va souvent de pair avec l’extermination des tribus ou des peuplades vaincues, et ils ne le cachent pas : pas plus qu’ils ne cherchent à euphémiser les réalités dont ils prennent connaissance. Ajoutons, c’est essentiel, qu’au XIXe siècle le mot demeure, comme au siècle précédent, polysémique, puisqu’il sert à nommer des actes jugés aujourd’hui fort éloignés les uns des autres.

Ainsi la mort d’un individu suivie de la ruine de son corps par le feu ou le démembrement, des exécutions sommaires et des massacres de masse sont-ils tous désignés par ce terme unique. Faut-il le rappeler, les mots et les concepts ont également une histoire, et, pour comprendre de façon adéquate l’extermination et ce qu’elle signifie alors, il est impératif de s’affranchir de son acception récente forgée après Auschwitz, notamment.

Ces différents projets sont étudiés, de même que les opérations et les techniques de l’armée d’Afrique conçues au début des années 1840, lorsque la guerre change de nature en devenant totale, puisqu’elle débouche sur la militarisation complète des populations algériennes et de leurs territoires. Les premières sont désormais tenues pour des ennemis non conventionnels qui peuvent, et qui doivent, être anéantis en certaines circonstances. Quant aux seconds, ils sont considérés comme des objectifs militaires, ce qui entraîne la disparition de tout sanctuaire susceptible d’échapper aux violences des batailles ; cette évolution a pour conséquence la destruction massive des villes, des villages et des cultures. La « brutalisation » du conflit mené dans l’ancienne Régence est aussi rapide que spectaculaire ; elle se produit au moment même où les affrontements armés qui opposent les États du Vieux Continent se civilisent au contraire. Le développement de ces deux phénomènes est cependant plus complexe que ne le suggère l’opposition entre un « ailleurs » colonial, voué aux massacres des civils et des prisonniers, à la mutilation systématique des cadavres et au ravage méthodique du territoire, et un « ici » européen, où triompheraient des règles plus respectueuses des personnes et des biens.

En juin 1848, certaines des techniques employées dans la colonie furent en effet importées à Paris par des officiers supérieurs – Cavaignac, Lamoricière et Changarnier notamment – qui avaient longtemps servi en Algérie. L’expérience acquise là-bas a ainsi inspiré la conduite de la guerre civile, dont les violences extrêmes demeurent peu intelligibles lorsqu’on fait abstraction de ce passé-présent au moment où l’armée et la garde nationale, cette dernière commandée par de nombreux « Africains », partent à l’assaut de la capitale et des « Bédouins de la métropole », comme on disait alors. Contre ces barbares de l’intérieur, d’autant plus haïs qu’ils furent davantage craints, et pour reconquérir les quartiers qu’ils contrôlaient, des « moyens algériens » ont donc été mobilisés. Un homme incarne – mais il n’est pas le seul, loin s’en faut – ce mouvement qui n’a pas échappé aux contemporains : il s’agit de Bugeaud. Après avoir été l’artisan de la pacification meurtrière de l’ancienne Régence, il devient, au lendemain des journées de Juin, le théoricien de la lutte contre-révolutionnaire en rédigeant un ouvrage intitulé De la guerre des rues et des maisons. Au cours du dernier conflit, en 1954, des pratiques couramment employées lors de la conquête furent de nouveau mises en œuvre et perfectionnées dans un contexte où les « nécessités » du combat contre les « terroristes » justifiaient le recours à des moyens non conventionnels tels que la torture de masse, les représailles collectives contre les civils, les exécutions sommaires, l’anéantissement de villages et le regroupement forcé des populations algériennes dans des camps érigés par l’armée.

Remarquable permanence de la guerre totale.

La défaite et la reddition d’Abd el-Kader en 1847 ouvrent une ère nouvelle, mais les débats ne cessent pas pour autant ; ils changent seulement d’objet et se concentrent désormais sur la question de savoir comment diriger l’Algérie après que les résistances les plus importantes ont été vaincues. De quelle façon gouverner les « Arabes », majoritaires, et les Européens, qui constituent alors une faible minorité, pour assurer aux seconds une prééminence jugée fondamentale pour la stabilité de l’ordre colonial imposé par la France ? Quel type d’institutions établir dans l’ancienne Régence maintenant pacifiée ?

Un « régime du sabre », dénoncé comme une dictature par ses adversaires, qui y voient aussi un obstacle au peuplement de la colonie par des familles du Vieux Continent, ou un gouvernement civil plus respectueux des droits et libertés, dont les colons doivent être les seuls bénéficiaires ? Considérées comme vitales pour l’avenir de l’Algérie française, ces interrogations et les diverses réponses apportées par les contemporains ont suscité de nombreuses et vives polémiques ; la nature de l’État colonial s’y révèle. […]

Destiné à organiser et à pérenniser le « joug » imposé par la « race victorieuse » – les Européens – sur la « race vaincue » – les « indigènes » –, cet État s’est érigé sur ces critères raciaux qui ont donné naissance à deux ordres politiques et juridiques distincts. L’un est opposable aux colons, qui jouissent des droits fondamentaux reconnus par la Déclaration. L’autre s’impose aux « Arabes », soumis à une législation extraordinaire et discriminatoire sanctionnant leur statut d’assujettis perpétuels constamment exposés au pouvoir souverain détenu par le gouverneur, qui peut les interner sans jugement pour une durée indéterminée, les soumettre à des amendes collectives et séquestrer leurs biens.

Par la suite, certaines de ces dispositions ont été étendues aux autres possessions françaises avant d’être importées parfois dans l’Hexagone, où elles furent appliquées à des étrangers puis à des nationaux. L’internement administratif est exemplaire de ce processus qui a vu une mesure d’exception, employée contre les « indigènes », devenir la règle dans l’empire et se banaliser avant d’être intégrée à la législation opposable aux Français résidant en métropole. C’était à la veille de la Seconde Guerre mondiale, puis sous le régime de Vichy ; les réfugiés républicains espagnols, les communistes français, puis, après l’adoption de la loi du 3 septembre 1940, les « traîtres à la patrie », et les Juifs étrangers en vertu d’une législation adoptée le 4 octobre de la même année, furent victimes de ces mesures. On sait que des dispositions majeures de la France de Pétain ont des origines républicaines ; moins connu est le fait que certaines d’entre elles furent inspirées par une législation coloniale riche et abondante. Le Code de l’indigénat – ce monument du racisme d’État adopté sous la Troisième République, en 1881, pour le territoire algérien et pour les seuls « Arabes » – a, quant à lui, servi de modèle à de nombreux autres codes du même type forgés peu après pour l’Indochine, l’Afrique de l’Ouest et la Nouvelle-Calédonie ; ils furent appliqués jusqu’à la Libération.

De la guerre coloniale[3]

« À tort évidemment, nous nous étions habitués à croire que le XIXe siècle avait inauguré une ère de civilisation, de paix, d’industrie, de souveraineté des populations. »

E. RENAN (1871)

« Race inférieure ! […] voilà l’abominable et mensongère théorie au nom de laquelle nous continuons depuis des siècles, le front serein et la paix dans l’âme, à piller, violer, massacrer jusqu’à extermination complète, toutes les familles humaines qui n’ont pas la couleur de notre peau. »

VIGNÉ D’OcTox (1911)

La « nationalité arabe » et la « puissance d’Abd el-Kader » doivent être détruites pour parvenir à la « domination absolue » indispensable à la « soumission du pays », déclare Bugeaud en janvier 1840.

Un an plus tard, les orientations qu’il défend triomphent. Devenu gouverneur de l’Algérie le 29 décembre de la même année, le général est chargé de les mettre en œuvre. Cette nomination constitue un tournant politique et militaire qui met fin à dix ans de tergiversations. Avec le soutien des autorités politiques de la métropole, l’armée d’Afrique s’engage alors dans une guerre qui se caractérise par la brutalisation rapide des moyens employés pour atteindre ces différents objectifs. Commencée, en 1830, comme un conflit relativement conventionnel qui s’est prolongé une dizaine d’années, la guerre va désormais être totale.

Massacrer les populations civiles et les prisonniers désarmés dont les corps sont couramment mutilés par les soldats français qui exhibent têtes ou oreilles comme autant de trophées souvent rémunérés par leurs supérieurs, ruiner les villages et les villes, s’emparer des troupeaux et des vivres, détruire les cultures et les plantations, enfin terroriser les survivants : tels sont les procédés employés par l’armée d’Afrique.

sur les enfumades

11 juillet 1845. Dans l’ambiance d’habitude feutrée de la Chambre des pairs, c’est le scandale et la consternation. En des termes particulièrement sévères, le prince de la Moskova dénonce le « meurtre » qui aurait été commis « avec préméditation » par un militaire français « sur un ennemi sans défense ». Informé par l’Akhbar, un journal d’Algérie, de l’anéantissement d’une tribu entière par l’enfumade de la grotte dans laquelle elle s’était réfugiée, il exige du gouvernement un démenti ou une condamnation rapide de ce qui s’est produit.

Après quelques tergiversations, le maréchal Soult, président du Conseil et ministre de la Guerre, couvre de son autorité le massacre perpétré par le colonel Pélissier dans la région du Dahra. Défendant ce dernier et soutenant à travers lui l’armée d’Afrique, et Bugeaud qui la commande, le chef du gouvernement signifie aux soldats et aux officiers qu’ils peuvent continuer d’agir à leur guise ; ils ne seront ni critiqués ni inquiétés par les plus hautes autorités politiques du pays, qui leur accordent ainsi un blanc-seing. Ce blanc-seing explique, entre autres, que la guerre a continué d’être menée par des moyens extraordinaires connus des responsables civils et militaires ; ils savaient ce qui se passait dans l’ancienne Régence, mais ils ont protégé et parfois même encouragé les hommes qui s’y battaient.

Informé des attaques dont Pélissier fait l’objet, Bugeaud prend à son tour sa défense et menace de démissionner si des sanctions sont prises contre son subordonné, qu’il présente comme la victime expiatoire d’hommes politiques inconscients des rudes « nécessités » de la guerre.

Alors que la polémique enfle au Parlement et dans la presse, il écrit à Pélissier : « J’ai lu avec un intérêt des plus vifs les détails que vous donnez à Saint-Arnaud sur cet étrange blocus. C’est une cruelle extrémité que celle à laquelle ces insensés vous réduisent, mais ils ne peuvent en accuser que leur aveuglement. Vous avez fait tout ce qui était humainement possible de faire pour les amener à composition sans employer les moyens les plus rigoureux ; j’approuve votre longanimité, mais j’approuve également ce que vous avez fait après avoir épuisé les moyens de la douceur. » D’autant plus remarquable qu’elle s’exprime dans un courrier privé dont ni l’auteur ni le destinataire ne savent qu’il sera un jour rendu public, cette rhétorique est commandée par le souci de conforter les représentations que les acteurs se font d’eux-mêmes et des ennemis qu’ils combattent. L’humanité, la patience, le contrôle de soi et la raison d’un côté, l’obstination, la folie et les errements du fanatisme de l’autre, et, en conclusion, l’imputation à ceux qui ont péri asphyxiés de la responsabilité ultime de leur fin, les moyens employés pour mettre un terme à leur résistance étant réputés avoir été imposés par cette résistance même, qui n’aurait laissé d’autre choix que le recours à l’enfumade. Elle n’est pas nommée, le massacre qu’elle a provoqué non plus ; tous deux sont désignés par le syntagme commode de « cruelle nécessité », qui euphémise l’action en cause et exonère plus encore son auteur, lequel n’a fait que se soumettre à un enchaînement que l’on dit inévitable. Le caractère extraordinaire de cette opération conduite contre des civils sans armes devient un simple fait expurgé de tout méfait ; aux termes de cette argumentation, l’enfumade est la conséquence logique d’un conflit dont les spécificités sont liées à la nature des populations combattues et aux impératifs militaires qui en résultent. Chaud partisan de méthodes radicales dont il réclame, dans sa correspondance, l’application rapide, Montagnac s’emporte lui aussi contre les « stupidissimes journaux de France », accusés de calomnier l’armée et de l’affaiblir alors qu’elle est dans une situation difficile à la suite de la multiplication des attaques menées par les troupes d’Abd el-Kader. « Les enfumades du colonel Pélissier exaspèrent » les journalistes et les philanthropes ; « ce sont les moyens sentimentaux qu’il faudrait employer pour leur faire plaisir ! Tas de cochons ! Que je me trouve en pareille circonstance, je leur fournirai de quoi hurler ! », affirme crânement Montagnac.

Des tueries ordonnées et modernes

Ces lettres et ces discours divers rédigés par des hommes différents prouvent que de nombreux officiers et le gouvernement de la métropole jugeaient cette pratique indispensable. Tous taisent cependant le fait qu’il s’agit d’une technique, sans doute élaborée par Bugeaud, reposant sur des indications précises adressées aux responsables militaires pour en faciliter la mise en œuvre. Contrairement à l’impression qui se dégage à la lecture des débats qui ont eu lieu à l’Assemblée, où la plupart des députés et des ministres ont été fort soucieux de présenter l’affaire comme un acte isolé, voire accidentel, lié à une initiative individuelle et à un contexte singulier, Pélissier n’a pas agi seul en improvisant à la hâte l’enfumade qui lui fut reprochée par certains. D’autres avant lui avaient fait de même, d’autres après lui utiliseront cette technique, et tous ont procédé de façon similaire.

Il n’y a là aucun hasard, les similitudes constatées résultent de l’application de consignes arrêtées par celui qui était alors gouverneur général de l’Algérie et maréchal de France. À propos des « indigènes » soupçonnés d’avoir soutenu Abd el-Kader, Bugeaud avait déclaré à ses subordonnés, qu’il s’apprêtait à envoyer en mission : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards » ; cette recommandation avait été assortie de considérations détaillées sur la manière de procéder pour y parvenir plus sûrement. Dans le rapport circonstancié rédigé à l’adresse de Bugeaud, Pélissier écrit, en bon militaire respectueux des instructions reçues : « Dès lors, je n’eus plus qu’à suivre la marche que vous m’aviez indiquée : je fis faire une masse de fagots et, après beaucoup d’efforts, un foyer fut allumé et entretenu à l’entrée supérieure » […]. En 1844, pour châtier des tribus dont certains membres avaient assassiné des colons européens, le futur ministre de la Guerre des débuts de la Deuxième République, Cavaignac, puis Canrobert, en juin 1845, ont employé des procédés identiques, et le mode opératoire, selon l’expression aujourd’hui consacrée, a été, à peu de chose près, le même.

Nulle précipitation ni improvisation dans l’action ; elle n’est pas une réaction motivée par l’urgence d’une situation désespérée dans laquelle ces officiers et leurs troupes se seraient trouvés. Au contraire, c’est à la suite de victoires facilement remportées contre des ennemis inférieurs en nombre et en armes que ces enfumades furent perpétrées. Elles ne sont pas non plus le fait d’hommes agissant sous l’empire d’une fureur assassine ; on ne saurait les confondre avec les nombreuses exactions commises antérieurement en Europe par des soldats dont beaucoup étaient des mercenaires que leurs supérieurs laissaient faire pour se venger de la difficile conquête d’une ville, par exemple. Des massacres classiques, on peut dire qu’ils sont une infraction, tolérée, voire encouragée parfois, à une discipline relativement lâche dont les règles sont un moment suspendues pour laisser les hommes libres de piller, de violer et d’assassiner en toute impunité alors que la phase militaire des opérations est achevée. C’est souvent au terme de cette dernière que s’ouvre le temps du saccage et du carnage, un temps où chacun peut agir à sa guise en sachant qu’il ne sera ni inquiété ni sanctionné pour les actes qu’il commettra, un temps où aucune loi, ni juridique ni morale, n’a plus cours.

Rien de tel dans le cas des enfumades ; elles ne sont pas filles du chaos, de l’anarchie ou de l’anomie. Les massacres auxquels elles ont conduit ont été organisés avec soin, et cette rationalisation instrumentale, qui laisse peu de place au hasard ou à l’improvisation, en fait des massacres modernes qu’aucune hubris ne vient troubler en compromettant leur efficacité par des agissements personnels, désordonnés et inadéquats aux buts visés : faire périr en masse et terroriser les civils. Nul déchaînement de passions, aucune ivresse dans le carnage vécu comme une fête punitive, réparatrice et sanglante. Les enfumades obéissent à une autre logique affective et l’économie de la violence qui les porte se distingue radicalement des tueries qui ont ensanglanté l’Europe du « siècle de fer », par exemple, lorsque les guerres de religion et les guerres civiles firent d’innombrables victimes. Saisie par la discipline et par la volonté d’ajuster au mieux les moyens mobilisés à la fin poursuivie, l’enfumade est assujettie à l’ordre – celui d’une armée moderne et du pouvoir politique dont elle dépend – et au commandement qui la réglemente pour mieux la prescrire. […] Cette codification de la « marche à suivre », comme l’écrivait Pélissier, contribue à banaliser l’enfumade, ce qui est indispensable à sa réitération. […] Soumises à un véritable protocole, les enfumades sont prises ainsi dans un processus de routinisation qui explique leurs similitudes en dépit de la diversité des acteurs qui les ont perpétrées et des lieux où elles se sont déroulées.

Dans le cadre d’une guerre faite aux populations, les enfumades, sans utilité militaire apparente puisqu’elles visent des civils, sont autant de moyens indispensables à la réussite d’une politique de terreur décidée au plus haut niveau, puis appliquée par des subordonnés consciencieux. Elles témoignent du triomphe de conceptions où la vie d’autrui est désormais sans valeur ; peu importent son sexe, son Âge et son statut, il peut être mis à mort sans que cela soit perçu par les exécutants comme un crime, puisque cet autrui bestialisé et fait renard subit un traitement adéquat à sa condition de bête sauvage et nuisible. L’ensemble de ces éléments permet de comprendre la répétition des enfumades, les comptes rendus tranquilles qu’en ont faits les officiers à leurs supérieurs et la raison pour laquelle elles se sont poursuivies après le scandale de l’affaire Pélissier. En effet, certains continuèrent d’y recourir en prenant soin de n’en rien dire publiquement, alors qu’en Algérie les responsables militaires n’ignoraient pas que ces méthodes étaient toujours employées. Pourquoi auraient-elles cessé, d’ailleurs, puisque les hommes qui en usaient étaient couverts par le gouvernement ?

Quelques mois plus tard, par exemple, Saint-Arnaud procède à une enfumade, et la façon dont il se comporte confirme ces analyses. Confronté à une tribu qui s’est retranchée dans des grottes, il opte « naturellement » pour cette solution radicale, mais banale à ses yeux. Méthodique, il prend son temps, reconnaît le terrain afin de déterminer les moyens dont il a besoin pour contrôler la zone qui s’étend sur deux cents mètres et comprend cinq entrées. Lui aussi se conforme aux règles de l’art qu’il expose en détail. Le 9 août 1845, il fait effectuer des travaux de siège, organise le blocus, mine le sol et place des pétards aux entrées pour ne laisser aucune chance aux assiégés qui, complètement cernés, ne peuvent plus fuir désormais. Respectueux des coutumes, il adresse les sommations d’usage pour obtenir leur reddition et, constatant leur refus, allume les premiers feux. Trois jours plus tard, alors que la tribu ne s’est toujours pas rendue, que les troupes françaises n’ont subi aucune perte et qu’elles ne peuvent pas être inquiétées puisqu’elles ont la maîtrise totale du terrain, il décide d’en finir. « Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière, note-t-il laconiquement à l’adresse de son frère. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne. Nul autre que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. » Affirmation erronée que Saint-Arnaud dément aussitôt, puisqu’il indique qu’un « rapport confidentiel a tout dit au maréchal [Bugeaud] simplement, sans poésie terrible ni image ». Auprès de son supérieur, dont il espère recevoir une promotion depuis longtemps attendue, il n’a rien à cacher puisqu’il n’a fait que se plier aux instructions. […]

Razzias et destructions

Spectaculaires et meurtrières, les enfumades demeurent cependant d’un usage limité comparées aux razzias, pratiquées de façon systématique sur une longue période – jusqu’au début du XXe siècle et étendues à l’Afrique noire. Définie par le général Lapasset comme « une sorte de coup d’épervier » donné à des populations nomades ou sédentaires, la razzia moderne obéit à des règles précises et mobilise des effectifs assez nombreux, qui doivent remplir des fonctions distinctes mais complémentaires destinées à en assurer le succès.

Pour éviter la fuite des hommes et des animaux, et prévenir toute résistance préjudiciable à la rapidité indispensable de l’attaque, l’effet de surprise est essentiel. Il faut donc agir au lever du jour en ayant pris soin la veille, grâce à des espions, de repérer les positions, lesquelles seront occupées de nuit après une marche silencieuse et discrète. Par la suite, les soldats sont divisés en deux groupes. L’un est chargé du soutien et de la protection ; il doit être placé de telle façon qu’il puisse couvrir l’ensemble des opérations et cerner la zone où elles se dérouleront. L’idéal est de pouvoir lui faire occuper une crête d’où il pourra faire feu sans s’exposer aux tirs ennemis. L’autre groupe, appelé « razeur », comprend des cavaliers et de l’infanterie ; ceux-ci sont « lancés en traqueurs ». Leurs tâches sont les suivantes : fouiller le terrain, tuer les hommes armés, s’emparer des femmes, des enfants, des troupeaux et des biens. Tout ce qui ne peut être emporté faute de moyens suffisants doit être détruit ou brûlé. Enfin, lorsque le « coup de main est terminé » et que les troupes sont de nouveau réunies, il convient de vérifier qu’aucun soldat ne manque à l’appel. Il faut organiser alors la colonne pour être en mesure de riposter à d’éventuelles contre-attaques et pour assurer son retour dans de bonnes conditions, c’est-à-dire sans perdre l’important butin qui vient d’être enlevé. Afin de prévenir les évasions, les prisonniers, qui sont en majorité des civils, les troupeaux et les marchandises doivent être placés au centre du dispositif, qui sera protégé sur ses flancs et à l’arrière par la cavalerie ei l’infanterie, prêtes à intervenir au cas où des poursuivants chercheraient à harceler la colonne.

« J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie »

Ainsi organisée, la razzia n’a plus rien à voir avec les pillages traditionnels couramment pratiqués par certaines tribus arabes, auxquelles le terme est d’ailleurs emprunté, ou par les armées de mercenaires opérant en Europe. Dans ces deux derniers cas, en effet, il s’agissait d’actions qui s’inscrivaient dans une logique économique et de rémunération matérielle, destinées à satisfaire des besoins immédiats et à compenser, pour les hommes de troupe, des soldes souvent insuffisantes, dont le versement était aléatoire de surcroît.

Quant aux destructions, elles étaient pour l’essentiel des actes de vengeance désordonnés commis dans l’euphorie d’une victoire difficilement remportée. Sans doute la volonté d’améliorer un ordinaire médiocre et de réduire les coûts liés à l’entretien de nombreux soldats fait-elle partie des motivations des razzias menées en Algérie, mais ce n’est plus leur but premier ; celles-ci sont désormais de véritables armes de destruction massive intégrées à une stratégie globale dont les différents éléments articulés entre eux sont les suivants : ruiner, chasser et terroriser. Ruiner puisque, des bourgades ou des tribus razziées, il ne reste souvent rien après le passage des troupes françaises, qui anéantissent avec méthode les bâtiments et les cultures. Relatant la longue campagne qu’il a menée en Kabylie, Saint-Arnaud note : « J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins, saccagés, les oliviers, coupés. Nous avons passé. » Passé donc en cette région où l’ampleur des destructions rend impossible le retour des populations civiles, qui n’ont d’autre choix que d’abandonner des lieux et des terres où elles ne peuvent plus vivre. Conformément aux plans élaborés par l’état-major pour venir à bout des résistances rencontrées, les saccages systématiques favorisent des expulsions en masse, et tout cela contribue, comme le souhaitait Hain, à « déblayer le sol de la population indigène » en privant les combattants de leurs bases arrière. Sous le Second Empire, dans les années 1860, alors que les canons français tonnent en Cochinchine, les actions des soldats de Bugeaud sont toujours relatées avec précision dans les dîners de la bonne bourgeoisie lilloise, qui sait les « hameaux rebelles pris le soir » et réduits en cendres le matin, « ces brutes » arabes, fermées « au progrès », s’étant « laissé brûler avec leurs gourbis ». Sans doute est-ce jugé « un peu fort », mais « que voulez-vous ? La guerre est la guerre », affirme-t-on tranquillement.

Quant à la famine qui en résulte nécessairement, elle prolonge l’action des militaires puisqu’elle frappe indistinctement tous les « Arabes » ayant survécu. Elle n’est donc pas une catastrophe naturelle ; au contraire, provoquée à dessein, la famine fait partie intégrante des moyens utilisés par l’armée d’Afrique. Nul secret n’entoure ces razzias et leurs effets, qui sont connus de tous puisqu’il est possible d’en lire le récit circonstancié dans la prestigieuse Revue des Deux Mondes, par exemple, où Bussière publie une longue étude sur l’Algérie. Soulignant le rôle décisif de l’infanterie, qui a notamment pour tâche de « découvrir et de vider les silos, [de] raser les gourbis », de « détruire les oliviers, les figuiers et les autres plantations ou récoltes », il conclut, admiratif des résultats obtenus grâce aux innovations de Bugeaud, que c’est en procédant de la sorte que la troupe « a éreinté, cerné et acculé un ennemi qui semblait avoir des ailes, a exterminé ses tribus nomades, bien plus encore par la fatigue et l’épuisement que par le fer et le feu ». En ce qui concerne les civils – hommes, femmes et enfants – qui n’ont pu s’échapper à temps, ils sont faits prisonniers puis souvent transférés dans les zones contrôlées par l’armée, au terme de marches forcées particulièrement meurtrières en raison des conditions imposées par les soldats. À l’occasion d’un débat à l’Assemblée nationale sur la politique menée en Algérie, Lamartine, qui puise ses informations dans la presse et plusieurs documents officiels, s’écrie à l’adresse de ses pairs : « Lisez Le Moniteur algérien » ; « sur les 7 000 âmes » victimes d’une razzia, « femmes, enfants, vieillards et soldats arabes, savez-vous combien sont parvenus jusqu’à la Maison-Carrée ? 3000. Le reste était mort de misère en route ». Et ce cas spectaculaire n’est certainement pas une exception. En effet, les nombreux témoignages, fournis par les acteurs eux-mêmes, font état de situations identiques où les villageois capturés sont contraints de cheminer longuement sous la surveillance de la cavalerie et de l’infanterie, qui regagnent leurs campements pour se mettre à l’abri et profiter du butin.

Faite pour ruiner et expulser, la razzia est enfin une arme de terreur destinée à précipiter la fuite ou la reddition des tribus insoumises. Relatant ses campagnes algériennes, Oget, qui a longtemps opéré en Kabylie, écrit : « La journée a été bonne : nous avions fait une centaine de prisonniers, tué cent cinquante hommes à l’ennemi et enlevé six mille têtes de bétail. Le résultat moral était au moins aussi satisfaisant : hier encore, […] les Maknassas levaient insolemment la tête et tiraient bravement sur nos colonnes ; aujourd’hui, honteux, découragés, traqués de montagne en montagne, ils abandonnaient le pays […]. Nous avions incendié leurs villages, détruit leurs moissons, enlevé leurs troupeaux […] : la consternation était à son comble : ils se souviendront de la leçon. » En 1959, dans le cadre du plan élaboré par Challe pour anéantir le FLN et ses bases arrière, l’armée française eut recours à des procédés semblables. Bourgades incendiées, troupeaux abattus et déplacements forcés des populations suivis de leur regroupement, tels furent les moyens employés par les militaires, qui agissaient avec le soutien du gouvernement de la Cinquième République et du chef de l’État, le général de Gaulle.

Inutile de multiplier les citations : elles se ressemblent toutes, car toutes égrènent des faits identiques rapportés en des termes similaires par des hommes différents qui, dans le cas des militaires, disent aussi parfois leur joie de conduire ces razzias avec succès. La monotonie des textes, de nature pourtant variée puisqu’il s’agit de lettres personnelles, de récits, d’instructions ou d’articles, révèle plusieurs éléments essentiels. L’unité d’une pratique, tout d’abord, qui s’est perfectionnée au fil du temps ; son caractère systématique, ensuite, puisque les forces armées de trois régimes – une monarchie, celle de Juillet, deux républiques, la Deuxième et la Troisième, et un Empire, le Second – y ont eu recours en ravageant méthodiquement les structures économiques et sociales traditionnelles de l’Algérie ; sa codification, enfin, dont témoignent plusieurs sources militaires.

Ainsi conçues et organisées, les razzias ne relèvent pas de la permanence singulière de coutumes archaïques, comme certains contemporains l’ont écrit au XIXe siècle pour les excuser ou les condamner, selon le point de vue qu’ils défendaient. On se tromperait en pensant qu’elles obéissent aux « lois » souterraines d’une histoire inscrite dans la longue durée, et l’étymologie égare car le terme employé pour désigner ces pratiques – celles de certaines tribus arabes et celles de l’armée française – masque des différences de nature. A concevoir les razzias sur le mode de la continuité, de l’héritage ou de la brutalisation conjoncturelle des soldats, le risque est grand de conclure à la réitération du même alors qu’émergent des dispositifs typiquement modernes. En effet, les officiers d’Afrique mobilisent des techniques et des forces sans commune mesure avec celles utilisées par les « indigènes » avant eux. La discipline, la division des tâches, leur spécialisation et leur application rigoureuse par des hommes qui sont des militaires professionnels obéissant aux ordres de leurs supérieurs : telles sont les caractéristiques des razzias perpétrées par des troupes soumises à une hiérarchie au sommet de laquelle se trouvent Bugeaud et, au-dessus de lui, le pouvoir politique de la métropole.

Là où, traditionnellement, des chefs de tribu combattaient dans l’espoir de s’enrichir en menant des guerres privées et limitées du point de vue des objectifs poursuivis et des moyens mis en œuvre puisqu’il s’agissait d’abord et avant tout de prélever par la force des biens nécessaires à leur prestige et à leur existence, des gradés exécutent désormais des directives et sont tenus de rendre compte de leurs actions à qui de droit. Et lorsqu’ils pillent et ravagent sans pitié, ils ne le font pas pour eux-mêmes, mais dans le cadre d’une stratégie globale que l’armée moderne et étatisée à laquelle ils appartiennent applique conformément aux objectifs de conquête et de colonisation fixés par le gouvernement français. En d’autres termes, les razzias réunissent les ressources nouvelles de la technique et celles de la bureaucratie militaire, qui fixe les normes, ordonne les mises à sac et contrôle la répartition du butin obtenu. Aussi sont-elles dorénavant la règle d’une guerre qui s’étend à « des secteurs extra-militaires de l’activité humaine », puisque l’économie et les populations civiles font partie de ses objectifs. C’est pourquoi ces razzias sont particulièrement destructrices et meurtrières, leur fonction principale étant l’anéantissement planifié des régions qu’il faut soumettre. De là le soin pris à brûler les récoltes et les villages, à couper les plantations et à détruire les silos pour priver les villageois de toutes réserves.

Ces pratiques seront également employées lors de la conquête de la Nouvelle-Calédonie. En octobre 1856, confronté à de nombreuses résistances qui compromettent la pacification, le commandant Testard écrit à l’amiral Fourichon pour lui faire part des méthodes qu’il estime nécessaire de mettre en œuvre pour les réduire.

« Le Calédonien est intelligent, mais c’est un monstre de perversité, affirme-t-il ; il faut commencer par détruire cette population, si l’on veut vivre en sécurité dans le pays. Le seul moyen qui paraisse un peu praticable pour en venir à bout, ce serait de […] détruire les plantations, les villages et de renouveler ces razzias plusieurs fois. »

Ainsi fut fait, par exemple, lors du soulèvement de certaines tribus kanaks en 1879. Des colonisés algériens déportés dans l’île participèrent parfois à ces opérations menées par l’armée française. Quelques années plus tard, des régiments composés de tirailleurs venus d’Algérie furent mobilisés lors de la conquête de Madagascar, où de nombreux villages « indigènes » furent brûlés.

Au début du XXe siècle, et au Congo cette fois, les razzias obéissaient à une logique de terreur lorsqu’elles étaient conçues comme des « expéditions punitives » destinées à sanctionner des villages récalcitrants, et à des impératifs économiques quand elles avaient pour but de rafler de la main-d’œuvre. Dans tous les cas, ces pratiques, qui témoignent d’un saut qualitatif et quantitatif majeur, sont le signe du passage du règne du pillage par des bandes d’hommes armés à celui de la destruction totale par des troupes disciplinées. Entre les deux a surgi l’État moderne, avec « son immense organisation bureaucratique, avec son mécanisme […] complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée de cinq cent mille soldats[4] ». Soldats soumis depuis longtemps à une hiérarchie et à une discipline strictes qui tendent à bannir toute initiative intempestive susceptible de porter atteinte au fonctionnement régulier de la chaîne de commandement et de nuire au bon déroulement des opérations. De même que les enfumades, qui peuvent être considérées comme des « massacres administratifs[5] », les razzias doivent être tenues pour des destructions du même type. Pour les distinguer des mises à sac ou des ravages traditionnels, nous dirons de ces dernières qu’elles sont des destructions administratives, puisqu’elles sont également codifiées et rationalisées par des officiers supérieurs exigeant de leurs subordonnés qu’ils appliquent des directives jugées nécessaires à la réussite de ce type d’entreprise. La guerre non conventionnelle menée en Algérie mobilise encore d’autres pratiques qui visent le corps physique de l’« indigène » et celui, symbolique, de la communauté à laquelle il est supposé appartenir.

tortures, mutilations, profanations

La torture, dont l’un des buts est d’arracher aux hommes qui y sont soumis des informations que l’on estime indispensables au succès des razzias et des représailles, est déjà courante. Si les moyens employés pour obtenir ces aveux paraissent rudimentaires au regard de la relative sophistication de ceux qui furent utilisés lors de la dernière guerre, cela ne saurait occulter le fait qu’il s’agit bien d’extorquer des renseignements par le recours à la violence physique infligée à des combattants désarmés ou à des civils. Ceux qui agissent ainsi ne s’en cachent pas ; la torture n’est pas frappée d’une illégitimité radicale exigeant de la pratiquer en secret et d’en nier l’existence. Au contraire, lorsqu’elle est employée, c’est souvent en public, pour que nul n’ignore le sort qui l’attend s’il refuse de collaborer avec les troupes françaises. La torture faite spectacle accomplit plus sûrement ses fonctions : faire parler et terroriser, et terroriser pour faire parler en suscitant l’effroi parmi les « indigènes » afin de leur rappeler qu’ils sont des vaincus privés de tout droit qui peuvent être soumis à des traitements bannis en France depuis 1788.

Supplicier les vivants

« La chasse au silo a lieu de la manière suivante : on prend un Arabe quelconque […]. Il est étendu sur le ventre, mis à nu, et un certain nombre de coups de bâton – matrack – lui est préalablement administré. À défaut de bâton, on se sert d’une baguette de fusil », écrit Hérisson, un ancien officier de l’armée d’Afrique qui a longtemps servi en Algérie. Dans son livre publié en 1891, ce militaire formé à Saint-Cyr relate fort librement les campagnes auxquelles il a participé sans rien cacher des exactions nombreuses et répétées commises par les troupes françaises. De son côté, et avec un naturel qui dit bien la banalité et le caractère systématique de la torture, Saint-Arnaud raconte qu’ayant interpellé des pillards il a été contraint de « faire le Caligula » pour « obtenir des aveux de ces misérables » et que « le bâton a travaillé d’une manière énergique ? ». À l’époque, la bastonnade est couramment employée soit pour faire parler, soit pour sanctionner et terroriser ceux qui ont donné des signes d’insubordination ou commis des actes délictueux. D’autres utilisent la privation de nourriture jusqu’à ce que mort s’ensuive si la personne appréhendée s’obstine à ne rien dire. Montagnac recourt à cette méthode pour tenter d’obtenir des renseignements d’un espion supposé d’Abd el-Kader, et devant son silence persistant il note, laconique : « Il n’a plus que le souffle ; il ne veut rien dire : il crèvera […]. » Parfois choisie au hasard parmi les habitants d’un village, la victime est souvent exposée publiquement, dénudée puis frappée pour augmenter la douleur, l’humiliation et le sentiment d’être livrée sans défense à ses tortionnaires. […]

Ces diverses méthodes ne furent pas seulement utilisées en Algérie, elles étaient également en vigueur dans les autres territoires de l’empire. Dès les années 1930, en Indochine, la « privation de nourriture », les « coups de rotin sur chevilles » ou sur la « plante des pieds », la suspension par les bras et la torture à l’électricité étaient souvent employés pour interroger les « indigènes » soupçonnés d’aider les communistes. Le fait de pouvoir être torturé et/ou battu par un agent de la force publique ou des forces armées semble bien inscrit dans la condition même des colonisés, ce qui expliquerait le caractère banal des différentes pratiques mentionnées, leur remarquable permanence dans le temps et leur considérable extension géographique. De ce point de vue, et en dépit de conditions et d’un statut juridique fort différents, la situation des « indigènes » n’est pas sans rappeler celle des esclaves des possessions françaises qui, jusque dans la première moitié du XIXe siècle, étaient couramment torturés et fouettés eux aussi sans que la justice inquiète les auteurs de ces actes entraînant parfois la mort des victimes. […]

Outrager les morts

Ayant tué un combattant qui, avec ses hommes, avait infligé aux troupes françaises plusieurs revers mémorables, Montagnac lui fit trancher la tête et le poignet en exigeant des spahis « nouvellement organisés » qu’ils se livrent à l’opération « afin de les compromettre complètement vis-à-vis des autres Arabes du pays ». Cela fait, non sans difficulté puisque beaucoup refusèrent d’obtempérer par crainte de représailles et parce que l’homme qui venait de mourir jouissait d’un prestige important, il retourna triomphalement au camp en portant la tête de ce dernier piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la baguette d’un fusil. Enfin, pour prouver qu’il avait accompli sa mission, il fit porter ces pièces à conviction à un général « qui campait près de là, et qui fut enchanté. […] Il vint nous voir le lendemain […], me fit un très beau compliment, me dit qu’il allait rendre compte au ministre de la Guerre, et ordonna au colonel de me proposer pour lieutenant-colonel ». Les mutilations ne sont donc pas des méfaits commis dans le feu de l’action ou en secret par des soldats du rang agissant par vengeance et de façon isolée, mais des pratiques courantes, connues de tous et pratiquées du haut en bas de la hiérarchie militaire, qui les encourage parce qu’elle les juge utiles au conflit mené contre les tribus arabes. Soucieux de faire comprendre à son correspondant les raisons pour lesquelles il se livre à la décollation presque systématique des cadavres, Montagnac ajoute avec une intelligence certaine de la situation : les « Arabes » se figurent « qu’un musulman décapité par les chrétiens ne peut aller au ciel ; aussi une tête coupée produit-elle une terreur plus forte que la mort de cinquante individus. Il y a déjà pas mal de temps que j’ai compris cela, et je t’assure qu’il ne m’en sort guère d’entre les griffes qui n’aient subi la douce opération ». Bel exemple d’un usage qui s’ajuste aux croyances religieuses des « indigènes » pour les terroriser plus sûrement. Après quelques considérations sur la situation politique et militaire de l’Algérie, Montagnac note à l’adresse de son interlocuteur : « Voilà beaucoup de papier noirci, et beaucoup de faits divers dont tu pourras amuser le public de notre famille. Un de ces jours, peut-être aurai-je encore quelque décollation à t’apprendre. » Ces termes témoignent de la banalité des actes commis, à la fois pour celui qui en est l’auteur, puisqu’il les relate sans rien cacher de ses comportements, et pour ceux qui en prennent connaissance, puisque ce récit est pensé comme une distraction que rehausse l’exotisme des populations concernées.

Les fonctions de ces mutilations sont multiples et, de ce point de vue, le témoignage de Montagnac est précieux. L’exhibition de la tête et de la main coupées dit de façon spectaculaire la victoire sur un ennemi longtemps poursuivi puis abattu, et dont certaines parties – celles qui sont considérées comme les plus nobles ou qui attestent son identité – deviennent autant de trophées. Ceux-ci, fièrement brandis par le chef entouré de ses soldats, qu’on imagine également heureux d’avoir participé à une opération d’envergure, témoignent de l’habileté, du courage et de la persévérance de vainqueurs qui conçoivent la guerre qu’ils mènent contre les « indigènes » sur le mode de la chasse, et leurs pratiques sanctionnent – elles l’expriment en même temps – le ravalement des ennemis au rang de bêtes fauves. Ces mutilations diverses doivent être regardées comme la traduction en actes des représentations que les colonisateurs se font des « Arabes » ; ce sont ces dernières qui ont préparé puis contribué à autoriser, dans un contexte particulier, les premières. Parfois « fumés comme des renards », selon le mot célèbre de Bugeaud, les « Arabes » sont toujours traités comme des animaux sauvages qui, une fois tués, sont abandonnés après qu’on a pris soin de prélever leur tête pour certifier le succès d’une traque victorieuse. Courant à l’époque de la Révolution française notamment, où il n’était pas rare que des émeutiers prolongent le supplice qu’ils venaient d’infliger à une victime par l’exhibition de sa tête, qui disait la revanche brutale des humbles sur des puissants depuis longtemps honnis, ce geste est ici commis par un officier soucieux d’atteindre plusieurs objectifs. Renforcer la cohésion des compagnies qu’il commande, en particulier celles qui sont composées de spahis, ces « indigènes » passés au service des Français. Pour ce faire, il les associe aux outrages infligés à la dépouille du chef abattu afin de rendre leur désertion sinon impossible, du moins très difficile, puisqu’en agissant ainsi ils se compromettent définitivement avec l’ennemi, ce qui ne leur sera jamais pardonné. Terroriser et affliger ensuite les membres des tribus qui luttent les armes à la main et leurs proches, puisque tous savent désormais qu’en cas de mort au combat les corps seront impitoyablement mutilés et qu’ils ne pourront jouir d’une sépulture digne de ce nom, cependant que le deuil sera à jamais interdit aux uns et la rédemption rendue impossible aux autres. Ici, la mort physique ne suffit pas pour susciter l’effroi chez les vivants : au contraire, lorsqu’elle survient au cours d’une bataille, elle confère à celui qui a perdu la vie dans ces circonstances un prestige important que sanctionnent et amplifient les honneurs auxquels il a droit désormais. À quoi s’ajoute le fait également essentiel que ces derniers sont l’occasion pour la communauté qui vient de perdre l’un des siens de s’éprouver comme telle et d’augmenter ainsi sa cohésion par la célébration du guerrier disparu. Dans ces conditions, la mort d’un ou de plusieurs hommes ne l’affaiblit pas ; elle peut même la renforcer et susciter chez d’autres le désir, exacerbé par la haine de l’ennemi, de poursuivre la guerre pour venger celui qui vient de périr. Encore faut-il, comme Montagnac le note avec perspicacité, puisqu’il a bien saisi les croyances et les rites ici en jeu, que la dépouille du combattant n’ait pas été mutilée et qu’elle soit identifiable par les membres de sa tribu, ce que la décapitation et la découpe des mains rendent impossible. C’est pour empêcher l’héroïsation du guerrier et sa glorification comme martyr du djihad mené contre les Français, pour terroriser et accroître les tourments infligés aux survivants qui sont, à cause de ces pratiques, plus inconsolables encore, que la mort physique est redoublée par une mort symbolique qui passe par la mise en pièces des cadavres. Cadavres sur lesquels les vainqueurs prélèvent ce qu’ils veulent, puisque d’autres témoignages font état d’oreilles coupées, collectées et payées par certains officiers. Ces pratiques, qui étaient de notoriété publique, ne se sont pas limitées à la seule Algérie ; elles furent également courantes lors des guerres de conquête conduites dans les autres territoires de l’empire. […]

La mutilation des corps et les décapitations ne sont pas seulement employées contre les « Arabes » tombés au combat, mais aussi contre les civils réputés coupables de crime. Souvent privés de jugement, ces civils sont parfois simplement questionnés par des officiers qui disposent d’un pouvoir absolu sur leur vie. En effet, ils peuvent prononcer contre les « indigènes » des peines capitales sans avoir à respecter une procédure régulière ; la sentence étant immédiatement applicable, il est procédé à l’exécution du coupable, dont la tête est exposée à la porte de la ville où il a commis, dit-on, son forfait. Ainsi les agents de l’État colonial affirment-ils, de façon spectaculaire et publique, leur puissance souveraine sur un territoire difficilement conquis, partiellement dominé, et sur les populations qui s’y trouvent. En Algérie, cette puissance se manifeste encore par la décollation post mortem et par la monstration de ce qui reste de cette opération, faite pour signifier aux colonisés qu’ils ne sont que des assujettis soumis à la violence exemplaire d’un ordre pour eux absolu. Depuis longtemps réprouvée et proscrite en France, où elle est considérée comme barbare et nuisible, l’exhibition de tout ou partie du corps d’un condamné qui vient d’être exécuté semble courante en Algérie ; face à des populations réputées violentes, frustes et rétives, elle est pensée comme une mesure de dissuasion efficace. […]

Pendant que l’on débat longuement en France sur la nature des peines et les moyens de les rendre moins affligeantes pour les corps, les « indigènes » continuent d’être suppliciés en public, qu’ils soient vivants ou morts, civils ou combattants. Lors de la dernière guerre, en 1959, l’armée française a exhibé à plusieurs reprises et dans diverses localités les cadavres de « terroristes » abattus, allant parfois jusqu’à embaumer les corps de chefs de wilaya pour prolonger l’action psychologique menée contre la population. Des années 1840 à l’indépendance, en 1962, le corps physique de l’« Arabe » a donc été utilisé comme un instrument de terreur sur lequel le pouvoir colonial n’a cessé d’inscrire les marques de sa toute-puissance. La torture en Algérie et dans l’empire français : une exception limitée aux guerres de libération nationale conduites contre la métropole ? Non, la règle.

[1] https://archive.org/details/ColoniserExterminer_201801

[2] A. de Tocqueville. La première citation est extraite du «Rapport sur le projet de loi relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie», in Œuvres, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1991, p. 848. Les secondes proviennent de son «Travail sur l’Algérie» rédigé en 1841, ibid., p. 705-706.

[3] Extrait du chapitre 3 du livre Coloniser, exterminer – Sur la guerre et l’État colonial

[4] Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonapartes

[5] H. Arendt. « L’impérialisme »

Voir également

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