Gunther Anders

***

La fin du pacifisme


Gunther Anders - La fin du pacifisme

Günther Anders (né Günther Siegmund Stern) est un penseur, journaliste et essayiste allemand puis autrichien, né en 1902 à Breslau et mort à Vienne en 1992. Ancien élève de Husserl et Heidegger et premier époux de Hannah Arendt, il est connu pour être un critique de la technologie important et un auteur pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits est la destruction de l'humanité. Günther Anders a traité du statut de philosophe, de la Shoah, de la menace nucléaire et de l'impact des médias de masse sur notre rapport au monde, jusqu'à vouloir être considéré comme un « semeur de panique » : selon lui, « la tâche morale la plus importante aujourd'hui consiste à faire comprendre aux hommes qu'ils doivent s’inquiéter et qu'ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime ». Il a été récompensé de nombreux prix au cours de sa vie pour son travail, dont le Deutscher Kritikerpreis de 1967 et le prix Theodor-W.-Adorno de 1983. A 85 ans, suite à la catastrophe de Tchernobyl, il renonce à la non-violence et prône la « légitime défense » face au péril nucléaire. Allant jusqu’à affirmer qu’« il n’y a pas d’autre moyen de survivre que de menacer ceux qui nous menacent », les appels à la violence de Gunther Anders choquent et agitent les sphères militantes et intellectuelles, notamment en Allemagne. Ces textes marquent son revirement intellectuel : le premier explique pourquoi le sabotage est devenu selon lui insuffisant, et justifie la violence envers ceux qui menacent la survie de l’humanité ; le second, sous forme d’une interview imaginaire, reprend ce plaidoyé et critique les mobilisations non-violentes, qu’il qualifie de happening..

Brochure A6

Document PDF mise en page pour l'impression au format brochure A6. Imprimez en recto-verso, en mode "bord long" ("long edge")

Télécharger brochure A6

PDF page-à-page

Document PDF "page-à-page"

Télécharger PDF

Ebook

Ebook au format epub

Télécharger Ebook

Gunther Anders — La fin du pacifisme

Temps de lecture : ~ 35 minutes

Une contestation non-violente est-elle suffisante ?

Traduit de l’allemand par Guillaume Plas.
Ce texte a paru pour la première fois dans le n°397/398 de Forvm (Vienne, mars 1987), il a ensuite été repris dans le n°6 de Konkret (Hambourg, 1987) puis dans la Tageszeitung (Berlin, 9 mai 1987) (N.d.T.). Il est paru en français dans la revue Tumultes, vol. 28-29, no. 1, 2007, pp. 217-221.

Le niveau pré-révolutionnaire de notre lutte contre les préparatifs de l’anéantissement total, celui qui ne consistait qu’en actes factices, sentimentaux et symboliques, appartient désormais au passé. Aller au-delà de ce niveau de violence — ou plutôt de non-violence — est certes en contradiction avec tous les principes et tabous auxquels nous n’avons cessé ou, du moins, je n’ai cessé pour ma part de me tenir depuis la Première Guerre mondiale et que je considérais même à vrai dire comme inviolables ; cela me met d’ailleurs dans un état que je n’ai aucune envie de décrire.

Mais lorsqu’un des maîtres du monde croit pouvoir amuser son auditoire, comme c’est arrivé il y a peu, en annonçant avec un grand sourire qu’il va donner l’ordre de bombarder l’URSS1, et que son public, en entendant cette sinistre plaisanterie, se prend comme un seul homme d’affection pour lui, il est de notre devoir d’adopter un comportement nouveau et de nous interdire dorénavant toute politesse et toute retenue : car il n’y a pas de danger plus sérieux que l’absence de sérieux chez les tout-puissants. Rester aujourd’hui mesuré et civilisé serait non seulement faire preuve de nonchalance mais ce serait aussi une marque de lâcheté, cela reviendrait à trahir les générations futures. Contre les monstres menaçants qui, tandis que les forêts disparaissent, s’élèvent dans le ciel pour, demain, faire de la terre un enfer, une « résistance non-violente » n’a aucun effet ; ce n’est ni par des discours ou des prières, ni par des grèves de la faim et moins encore par des flatteries que nous les chasserons. Et ce d’autant moins que les « Zimmermann2 d’aujourd’hui », qui non seulement approuvent l’usage de ces monstres mais favorisent même leur mise en place, voient dans la moindre contradiction que nous leur opposons — fût-elle la plus légitime —, dans la moindre résistance — fût-elle la plus symbolique — une forme de violence.

Non, il nous faut maintenant attaquer physiquement et rendre systématiquement inutilisables ces monstres qui nous ont envahis et qui, menaçant de semer le chaos ou plutôt de ramener la terre à son état de chaos originel, constituent une menace permanente pour l’humanité et nous plongent dans un état d’urgence généralisé.

Mais cela est encore insuffisant. Cette décision elle-même pourrait se révéler absurde — oui, absurde par modestie. Car l’écart est trop grand entre, d’un côté, l’énormité ou plutôt la perfection technique des appareils de destruction (ainsi que des armes utilisées par la police pour les protéger) et, de l’autre, le caractère primitif (regardez-moi ça !) de nos armes : de nos scies manuelles, de nos cisailles et de nos clés. Si je m’exclame « regardez-moi ça ! », c’est parce qu’aux yeux des hommes qui détiennent le pouvoir et disposent de la violence, le caractère primitif de ces armes est déjà déshonorant, il est si ridicule qu’il en devient vexant. Autrement dit, c’est parce qu’ils croient que seuls des instruments capables d’entrer en concurrence avec les leurs, que seules des armes du plus haut raffinement technique sont dignes d’être pris au sérieux. Pour eux, toute chose techniquement primitive est à tout point de vue (y compris éthique) indigne d’être prise en considération. C’est pourquoi ils sont fermement convaincus qu’il est plus moral d’asperger des centaines de manifestants de gaz lacrymogène depuis les airs que de lancer de vulgaires pierres depuis le sol. Pour eux, la façon de tuer la plus moderne est aussi la moins critiquable. Inversement : être blessé par un coup de couteau (et non par une bombe à neutrons dernier cri) serait vraiment ringard, infamant. À la fin du deuxième millénaire, on est tout de même en droit d’exiger d’être combattu avec des armes plus modernes que de simples pierres ! « Mourons, oui, mais mourons modernes ! »

La différence de technicité est tellement grande entre, d’un côté, les armes colossales de l’ennemi (ainsi que celles hautement modernes de la police qui les protège et, de l’autre, les armes utilisées par les manifestants pour se défendre (c’est à peine si on peut les qualifier d’« armes », il s’agit plutôt d’appels au secours sous forme d’objets), qu’on peut comprendre le défaitisme de ceux pour qui l’affrontement physique est tout simplement sans espoir. De fait, ce décalage est comparable à celui qui existait au siècle dernier entre, d’un côté, les armes à feu utilisées par les forces coloniales et, de l’autre, les flèches de bambou à l’aide desquelles les Congolais tentèrent désespérément, mais en vain, de leur résister. La différence technique avait décidé de l’issue du conflit, aux dépens bien sûr de ceux qui étaient techniquement inférieurs. De la même manière, notre usage de la violence, dirigée exclusivement contre des objets inanimés, ne serait ou n’est guère plus qu’une action symbolique comparé aux instruments dont dispose notre ennemi et à la violence qu’il peut exercer. Qui sait d’ailleurs si le développement monstrueux de la technique (qu’on est tout à fait en droit de qualifier de « révolution » et qui est peut-être même la plus importante révolution qu’a connue l’histoire de l’humanité) n’a pas réduit à néant toute possibilité de révolution politique — ce qui constituerait bien sûr une autre révolution, un événement historique majeur, mais un événement négatif cette fois-ci, du même type que, par exemple, la disparition des espèces.

Se limiter à n’attaquer et à ne « tuer » que des choses inanimées (c’est là tout ce que les indécis s’autorisent) est insuffisant et sans effet. Et cela pas seulement parce que ces attaques ne parviennent guère plus qu’à égratigner leurs cibles. Non, la raison pour laquelle il est insuffisant et absurde de se contenter d’endommager et de détruire des choses inanimées (qui portent en elles la possibilité de tuer des millions d’êtres humains), c’est qu’elles peuvent être remplacées à tout moment et sans aucune difficulté, comme n’importe quel produit à l’ère de la production de masse. Leur destruction est donc inutile. En outre, la consommation n’arrivant dans aucun domaine à suivre le rythme des besoins de la production, les produits sont aujourd’hui en trop grand nombre, ce qui les rend indestructibles ou — pour le dire de manière solennelle — immortels. C’est pourquoi menacer de les endommager n’a de sens et d’effet que si nous entreprenons aussi d’expliquer aux personnes impliquées dans leur production, leur mise en place et leur éventuelle utilisation, que le traitement que nous n’appliquions jusqu’à présent qu’à leurs produits (le verbe « infliger » serait ici déplacé) n’est qu’un avant-goût de ce que nous serons forcés de leur infliger à eux. Puisqu’ils nous terrorisent en permanence, ils pourraient bien se retrouver à leur tour intimidés en permanence et devoir sans cesse se tenir sur leurs gardes — tous, sans exception, et dans un ordre imprévisible. Afin que nos enfants et les enfants de nos enfants soient enfin assurés de pouvoir survivre. Et je dis bien qu’ils en soient enfin assurés et non qu’ils continuent à l’être.

Je n’écris pas ces dernières phrases effrayantes à la légère, comme je formulerais une quelconque hypothèse, opinion ou récrimination. Car jamais, au cours des soixante-dix ans qui nous séparent des premiers jours d’août 1914, le fait que des hommes puissent tuer d’autres hommes et puissent même y prendre un certain plaisir n’a cessé de me sidérer. Enfant déjà, je n’ai jamais pu prononcer le verbe « tuer » sans une certaine hésitation, comme si le son de ce mot était aussi meurtrier que l’acte qu’il désigne. D’ailleurs, de toutes les pages que j’ai publiées ensuite, peu nombreuses sont celles qui ne sont hantées par l’horreur du meurtre.

C’est donc plein d’effroi et d’incrédulité que j’écris et suis obligé d’écrire ce mot, car il n’y a pas d’autre moyen de survivre que de menacer ceux qui nous menacent. Ceux qui m’obligent à briser le tabou du meurtre peuvent être certains que je ne le leur pardonnerai jamais.

J’exige et j’ai le droit d’exiger qu’on ne m’accuse pas de légèreté si, pour conclure, je répète ceci : si nous voulons assurer la survie de notre génération et celle des générations futures (une survie que nous ne pouvons qu’espérer), il n’y a pas d’alternative ; il n’y a pas d’autre moyen que d’informer clairement ceux qui persistent à mettre en danger la vie sur terre par leur utilisation de l’atome — peu importe qu’elle soit « guerrière » ou « pacifique » — et continuent à refuser systématiquement tout pourparler en vue d’y mettre un terme, qu’ils vont désormais tous autant qu’ils sont devoir se considérer comme notre cible.

C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle.

La fin du pacifisme

Traduit de l’allemand par Elsa Petit.
Ce texte a paru pour la première fois dans le n°395/32,00 cm96 de Forvm (Vienne, janvier 1987). Il a ensuite été repris dans Gewalt – ja oder nein ? (Knaur, Munich, 1987). Il a été publié en français dans la revue Tumultes 2007/1 - n° 28-29. Cette traduction s’appuie sur le texte figurant dans Gewalt – ja oder nein ?

« Aucun de ceux — je parle ici essentiellement des hommes politiques, des généraux, des scientifiques et des journalistes — aucun de ceux qui travaillent à faire croître la menace nucléaire générale et préparent le meurtre de masse, qui menacent effectivement de nous tuer ou se contentent d’avoir la possibilité de le faire à l’aide des centrales nucléaires “pacifiques”, aucun de ceux-là n’a plus le droit et ne doit plus pouvoir se sentir en sécurité. Du fait qu’ils se sont donné pour programme et pour métier de nous maintenir dans la peur, c’est dorénavant à leur tour de vivre dans la peur. Ceux qui menacent nos vies doivent voir à leur tour leurs vies menacées par nous. Nous ne devons pas en rester à des menaces mais, en les mettant ici et là à exécution, nous devons les intimider, leur faire prendre conscience de la situation et les amener ainsi à faire machine arrière. Pour qu’au bout du compte, plus personne ne soit menacé, ni nous ni eux. Y réussirons-nous ? Pouvons-nous encore enrayer par nos menaces défensives le péril encouru par l’humanité ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que sans menaces défensives, nous n’y arriverons pas. »

Charles Meunier, Le Canard déchaîné, Montréal, février 1986 (extrait traduit par Günther Anders le 28 septembre 1986).

  • On murmure que vous récusez désormais la qualification de pacifiste. Vous comprendrez que cette rumeur nous a étonnés et déstabilisés. Elle nous a même effrayés.
  • Il n’y a pas de quoi être effrayé. Ce que j’ai voulu dire en refusant désormais d’être classé dans cette catégorie, c’est seulement que celui qui aujourd’hui encore se présente comme « pacifiste » semble sous-entendre par là, sans plus ample questionnement critique, qu’il serait aussi possible de parvenir à ses fins dans les luttes politiques pour la puissance à l’aide d’autres moyens que ceux auxquels ont recours les pacifistes. Ce n’est plus le cas de nos jours puisque toute guerre impliquant de grandes puissances, mais aussi de petits États assez « grands » pour posséder la bombe, se transformerait automatiquement et probablement dans les minutes suivant son déclenchement en catastrophe générale. En outre et je l’ai déjà dit il y a trente ans[1], il n’y a plus d’objectif militaire qui ne serait lui-même anéanti par les effets des moyens mis en œuvre pour l’atteindre car tout effet dépasse ici de loin l’intention poursuivie. Voilà pourquoi il n’y a plus d’alternative au pacifisme. On devrait à l’heure actuelle remplacer la devise « La fin justifie les moyens » — qui, en soi, est fausse — par celle-ci : « Les moyens détruisent les fins ». Puisqu’il en est ainsi, il n’y a plus d’alternative au pacifisme. Voilà pourquoi je n’en suis plus un. Là où il n’y a plus d’alternative, on n’a plus besoin de spécifier sa position à l’aide d’un attribut comme « pacifiste ».
  • Nous vous sommes très reconnaissants de cette mise au point. D’autant plus reconnaissants qu’étrangement on dit exactement le contraire de vous.
  • À savoir ?
  • Que vous vous — excusez-moi, je ne suis pour rien dans cette rumeur…
  • …quelle rumeur ?
  • On dit que vous vous seriez clairement prononcé contre l’idée de se limiter par principe à la non-violence.
  • Mais pourquoi en faire une rumeur ? C’est la pure vérité !
  • Notre refus de la non-violence est l’affirmation de notre droit à la légitime défense dans un état d’urgence
  • Notre refus de la non-violence est l’affirmation de notre droit à la légitime défense dans un état d’urgence.
  • La pure vérité ?
  • Votre étonnement me donne vraiment l’impression que vous croyiez que j’avais expressément fait mien une fois pour toutes le principe de non-violence — il n’en est, naturellement, pas question.
  • Vous qualifiez cette volte-face de « naturelle » ?
  • « Qualifiez » ? « Volte-face » ? Accorder un droit de légitime défense à des personnes menacées de mort, susceptibles d’être à chaque instant agressées est naturellement naturel ! Même le droit naturel…
  • Vous qualifiez le renoncement à la non-violence de « légitime défense » ?
  • Vous recommencez avec vos « qualifiez ». Il s’agit bel et bien de légitime défense. En outre, comme la menace est totale et l’anéantissement potentiel global, notre légitime défense doit également devenir totale et globale. Il s’agit d’une guerre défensive de toutes les personnes menacées. Ce qui signifie : de tous les êtres humains, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain.
  • La morale l’emporte sur la légalité
  • Comment et pourquoi votre point de vue a-t-il évolué dans une direction si étrange ?
  • « Étrange » ? Ce qui serait étrange et nécessiterait des explications, c’est que mon point de vue n’ait pas évolué dans ce sens.
  • Encore la même pirouette !
  • Soit. Toute personne de ma génération qui, depuis plus de soixante-dix ans, a vécu consciemment l’époque des guerres offensives et des dictatures…
  • Quoi ?
  • Oui, depuis août 1914. Toute personne qui a vécu consciemment cette époque, c’est-à-dire toute personne n’ayant détourné les yeux, n’ayant — à aucun moment de sa vie — pu détourner les yeux des atrocités contemporaines, quel que soit l’endroit où ces dernières se sont produites (car la distance n’allège en rien notre devoir moral) et toute personne n’ayant détourné les yeux ni dans les moments de joie, ni dans les moments de bonheur, car il faut toujours rester ouvert aux émotions contraires…
  • (L’interviewer montre sa totale incompréhension.)
  • Il n’y avait pas de réel mérite à cela et il n’y en a toujours pas aujourd’hui. Cette attitude est peut-être même un défaut. Peu importe : toute personne ayant été contemporaine et de Verdun et d’Auschwitz et d’Hiroshima et des guerres d’Algérie et du Vietnam et de tant d’autres… les « et » s’accumulent… Si vous pouviez entendre la rumeur du monde — la plupart d’entre nous sont sourds —, vous seriez immédiatement obligé de vous boucher les oreilles, pour ne plus entendre ce cri qui s’élève sans discontinuer et nous provient simultanément des quatre points cardinaux.
  • (Horrifié, l’interviewer se bouche les oreilles.)
  • Dois-je m’arrêter là ? — Toute personne condamnée, hier et aujourd’hui encore à vivre cette époque qui, jour après jour, année après année, sans jamais discontinuer, hurle de douleur…
  • Eh bien ?
  • J’en viens à la conclusion, une conclusion à laquelle vous ne vous attendez pas…
  • Alors ?
  • Cette personne ne peut et n’a pas le droit d’être, de se faire ou de rester l’avocat de la non-violence à tout prix, car ceux qu’on opprime ou qu’on agresse ont le droit et même le devoir d’invoquer la légitime défense contre d’éventuelles violences et, à plus forte raison, contre des violences réelles. C’est quelque chose que reconnaît non seulement le droit international mais aussi le droit canon. En tant que militants anti-nucléaires, nous sommes engagés dans une lutte défensive contre des personnes qui nous font encourir des périls d’une gravité encore inédite. Nous avons donc parfaitement le droit d’avoir recours à une violence défensive, même si celle-ci ne s’appuie sur aucun pouvoir « officiel » ou « légal », c’est-à-dire sur aucun État. L’état d’urgence justifie la légitime défense, la morale l’emporte sur la légalité. Il est sans doute inutile, deux siècles après Kant, que je démontre la validité de cette maxime. Nous ne devons pas être troublés de nous voir traités d’« agitateurs », même si ce discours est accompagné d’étouffants relents de bière : ils ne sont que le signe de l’analphabétisme moral de ceux qui nous collent cette étiquette. Comme nous savons qui a été le premier à avoir habilement recours à cette insulte et que le même homme nous a aussi traités, il y a quelques années, de « mouches à merde » et de « rats[2] », nous devrions accepter cette nouvelle désignation comme un honneur. C’est ce que je fais pour ma part.
  • Le droit de recourir à la violence, ce qu’on appelle le « pouvoir », s’arroge le monopole de la légalité
  • Ils nous traitent donc d’« agitateurs », parce que nous ne leur reconnaissons pas le monopole d’un pouvoir reposant sur la violence (c’est-à-dire sur une force aussi bien dissuasive qu’offensive).
  • Comme ils font passer le pouvoir, leur pouvoir pour l’ordre, nous faisons eo ipso « désordre », nous devenons des fauteurs de désordre et des « agitateurs » auxquels ils reprochent essentiellement leurs coupes de cheveux. Dans les cheveux longs, qui allaient de soi aux époques de Dürer ou de Schiller, ils voient une preuve de retour à l’état sauvage, donc de criminalité, donc d’allégeance aux Soviétiques. Une personne portant les cheveux longs (en réalité, le nombre de militants anti- nucléaires chevelus est très peu nombreux) n’a manifestement pas le droit de défendre le droit de l’humanité à survivre. Cela a beau être inepte, les Strauß et les Zimmermann[3] défendent le projet de construction d’une usine de retraitement nucléaire à Wackersdorf, en disant que les seuls qui s’opposent à l’armement nucléaire sont des gens qui ne se lavent pas et ont les cheveux longs[4]

L’inversion** **

  • Alors que nous, qui défendons la paix et nous élevons contre les périls, nous faisons traiter de « casseurs » lorsque notre contestation sort des limites strictement verbales, les puissances véritablement agressives se qualifient elles-mêmes de « défensives ». Les empoisonnements consécutifs à l’épandage d’agent orange au Vietnam ou, tout récemment, le bombardement de Tripoli n’émanaient bien entendu pas d’un « Department of Aggression » mais d’un « Department of Defense », et ce bien que jamais, même en rêve, il ne serait venu à l’idée ni du Vietnam, ni de la Lybie — pays minuscule — d’attaquer les États-Unis, d’en formuler le projet ; ils n’en ont pas les moyens. Si les agresseurs se qualifient eux-mêmes de défenseurs (et que, corrompus par leur propre discours, ils ne s’étonnent même plus de porter ni de revendiquer cette étiquette mensongère), nous ne devons pas nous étonner qu’ils nous traitent ensuite, nous qui luttons pour la paix, de gens « agressifs » et utilisent contre nous, comme ce fut le cas à Wackersdorf, des armes qui sont indubitablement des armes de guerre. Ce sont leurs actions contre-révolutionnaires qui font de nous des révolutionnaires et créent une situation qui s’apparente vraiment à une guerre civile non déclarée. Si un citoyen est blessé, cela prouve qu’il est un agresseur.

Sur les happenings et la dialectique de la violence

  • Je suis obsédé par l’usage que vous faites de l’expression « légitime défense ». Ne franchiriez-vous pas ici un… comment dirais-je… un Rubicon ?
  • Un Rubicon ? Non, je franchis le Rubicon.
  • C’est ce que je veux dire.
  • Mais ce n’est pas moi qui le franchis. Cela fait belle lurette qu’il a été franchi. Par ceux qui nous menacent. À moins que les coupables soient à vos yeux ceux qui cherchent à se défendre ! Diriez-vous que nous cherchons défense[5] ?
  • Non, bien sûr que non.
  • Vous voyez. Du reste, il est inutile de faire des jeux de mots ici. Les fanfaronnades sur fond de culture humaniste seraient déplacées ici et seraient même une forme de lâcheté. Plus le sujet est grave, plus l’expression se doit d’être sobre.
  • Comment exprimeriez-vous tout cela, alors ?
  • Je l’ai déjà fait, mais je crains que vous ne refusiez de le comprendre. Ce que je veux dire, c’est que les déclarations solennelles étant inefficaces, elles sont par là même blâmables et immorales.
  • Mais on ne peut tout de même pas…
  • Si vous faites un bond dans le passé non pas le plus immédiat mais dans un passé un peu plus lointain, vous allez tout de suite comprendre comment on peut, comment on aurait pu ou on aurait dû pouvoir et vous serez obligé d’admettre qu’on peut.
  • Que voulez-vous dire ?
  • En quoi aurait consisté une lutte adéquate contre Hitler ? Pensez-vous que les rares tentatives qu’on a faites pour le mettre hors d’état de nuire — tentatives qui se sont malheureusement toutes soldées par de cuisants échecs — aient été immorales ? Aurait-il été moral de ne pas toucher à un seul de ses cheveux (il en a d’ailleurs été ainsi à quelques exceptions près) alors même qu’on savait qu’il allait sacrifier sans ciller des millions de gens dans ses desseins de malade mental ?
  • Comment pouvez-vous ainsi comparer la situation actuelle avec celle d’autrefois ?
  • Vous n’avez pas tout à fait tort avec votre objection ! Car ce qui a eu lieu autrefois n’a été, malgré soixante millions de morts, qu’une répétition générale de ce qui nous attend et défie toute comparaison.
  • Comment ça, « une répétition générale » ?
  • Parce que les Hitler d’aujourd’hui sont incomparablement plus dangereux qu’Hitler lui-même du fait que des armes qu’il ne faudrait plus qualifier d’armes leur sont tombées entre les mains. Je crains que vous ne jugiez dangereux que les Hitler du passé, des hommes qui ont effectivement été dangereux. Ceux du présent, par contre, vous préférez ne pas les reconnaître comme tels et vous les sous-estimez.
  • (L’interviewer réfléchit.)
  • Revenons donc au cœur de la question. De même qu’on n’a pas été en mesure de lutter contre les Hitler d’hier à l’aide de moyens non-violents, on ne peut pas et on n’a pas le droit de ne lutter contre ceux d’aujourd’hui qu’à l’aide du même genre de moyens. Les Hitler ne redoutent pas ces actions, ils s’en moquent même ouvertement. Non, ils ne s’en moquent même pas : elles leur semblent trop insignifiantes pour mériter leurs sarcasmes. Il en va de même pour toutes les « méthodes » consistant simplement à ne pas faire quelque chose. Il est hors de question d’y recourir dans le cadre de cette lutte. Je pense au jeûne, par exemple, qui ne fait de mal ni aux Hitler, ni aux Reagan, ni aux Strauß, mais seulement à ceux qui, adoptant cette attitude sacrificielle archaïque d’origine religieuse, veulent par leur renoncement exercer un chantage sur un homme qui dispose d’une puissance supérieure à la leur. L’ascèse ou le mal qu’on peut se faire à soi-même n’ont jamais eu le moindre effet sur un homme disposant d’une puissance supérieure ou sur Dieu. Bref : les happenings ne suffisent pas !
  • (L’interviewer ébranlé :) Des happenings ? Cette comparaison dépasse décidément…
  • Mais non, elle ne dépasse rien. Et il ne s’agit pas d’une comparaison. Les actes de contestation non-violents ne ressemblent pas seulement à des happenings. Ce sont des happenings.
  • Pourquoi sont-ils des happenings ?
  • Parce que les happenings sont des pseudo-actes joués. Ils relèvent du « comme si ». Ils font comme s’ils étaient beaucoup plus qu’ils ne sont, comme s’ils étaient de véritables actes ou du moins des bâtards d’être et de paraître, de sérieux et de jeu[6].
  • Ça, je vous l’accorde. Mais…
  • Il n’y a pas de « mais » qui tienne ; il n’y a que des « et ». Et, jusqu’à il y a quelques mois, les manifestations contestataires ont été ce genre de « comme si », de pseudo-actes. (Depuis, la honte de seulement jouer la comédie semble s’être répandue.) En disant cela, je n’affirme pas qu’il n’y a aucune différence entre les happenings des années 1960 et ceux d’aujourd’hui. Les acteurs et le public ne sont plus les mêmes. Le style et la dimension sociale des interventions non plus. Les happenings d’autrefois, il y a de cela vingt ans, étaient le fait d’individus prenant une pose prétentieuse, parfois spirituelle ou surréaliste devant un public perçu comme tel ; ceux d’aujourd’hui — les actions contestataires non-violentes — sont des démonstrations de masse, dont les participants ne songent jamais à faire quelque chose d’original ou de spirituel, n’ont jamais entendu le mot « surréalisme » et adoptent souvent une attitude empreinte d’une gravité petite-bourgeoise qui tient du recueillement et de la dévotion.
  • Certes, la différence de style et de signification sociale entre les happenings d’hier et ceux d’aujourd’hui est indéniable.
  • Mais il s’agit toujours du même mélange trompeur d’être et de paraître, de sérieux et de jeu. Vous croyez peut-être que c’est seulement l’effet d’une coïncidence historique si ces deux « comme si », ces deux formes de pseudo-contestation ou de pseudo-révolution — les happenings et la non-violence — ont fait leur apparition dans le même quart de siècle ? Ne s’agit-il pas de deux symptômes d’une même maladie ? Ne sont-ils pas les derniers soubresauts d’un homme rendu impuissant et par conséquent obsolète par la puissance supérieure des machines ?
  • Je n’avais jamais envisagé ce rapprochement.
  • Alors, il est urgent de le faire. Il ne s’agit dans les deux cas — celui des années 1960 et celui d’aujourd’hui — que d’inoffensifs « comme si ». D’effroyablement inoffensifs « comme si ».
  • Effroyablement inoffensifs ?
  • Parfaitement. Car les pseudo-agents se vantent de leur
  • « comme si ». Pompeusement, ils veulent faire passer le caractère inoffensif de leurs pseudo-actes pour de l’« humanité » ou une forme de respect de la vie humaine, voire pour l’esprit du sermon sur la montagne. Il n’y a du reste rien de pire que le fait que ces pseudo-agents osent se réclamer de Jésus pour justifier le caractère inoffensif de leurs pseudo-actes et le « courage de la lâcheté » dont ils font preuve.
  • Le « courage de la lâcheté » ? Jésus ? Je ne vois plus du tout de quoi vous parlez.
  • Je parle de tous ces pseudo-actes. Dans le meilleur des cas, il s’agit — mon « il » est impersonnel, car on ne peut parler ici d’« action » —, dans le meilleur des cas donc, il s’agit de contestataires qui restent non-violents parce qu’ils n’ont en réalité pas les moyens de s’opposer techniquement aux machines qui leur sont terriblement supérieures. Ce n’est pas par principe mais par nécessité qu’ils se satisfont du « comme si ». Le troisième tome de L’Obsolescence de l’homme devra, hélas, contenir un chapitre sur « l’obsolescence des révolutions », une obsolescence provoquée par la surpuissance des instruments et de ceux qui les possèdent. Ce diagnostic de « l’obsolescence des révolutions » ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux nouvelles sortes de révolutions qu’il faut inventer et essayer. Ce n’est pas parce que la lutte est plus difficile qu’elle est moins nécessaire.
  • Vous avez donc construit vos thèses philosophiques de façon systématique, les unes par rapport aux autres ?
  • On ne « construit » pas des philosophies en rassemblant des thèses « de façon systématique ». Que voulez-vous dire par là ?
  • Eh bien, la thèse, que vous défendez depuis des décennies à propos de la supériorité des instruments que nous produisons sur nous, leurs producteurs, votre critique de la non-violence et vos doutes vis-à-vis de la révolution s’articulent « de façon systématique ».
  • Je le répète : il est impropre de dire que j’aurais « construit des thèses de façon systématique ». C’est me faire un honneur que je ne mérite pas. Car je ne suis pour rien dans le fait qu’il existe un rapport entre les trois éléments que vous avez cités. Je n’ai aucun mérite ici. Ce rapport existe réellement, c’est tout. Il suffit de regarder.
  • Soit, mais dire que les happenings et le principe de non- violence c’est la même chose, est faux. Ce que Gandhi a fait se résume-t-il à des happenings ?
  • (Après un moment de réflexion :) Du point de vue de l’histoire du monde, je crains bien que oui. Considérez-vous que Gandhi nu en train de tisser avec un métier manuel — une scène qui a été photographiée des millions de fois — soit autre chose qu’un happening comparable à ceux des briseurs de machines ? Il n’a réussi ni à empêcher le développement de l’industrie textile en Inde ni à toucher au terrible système des castes. Sérieusement, si Gandhi a appelé à « résister sans violence », c’est « faute de mieux ». Il n’en a probablement pas été fier. Peut-être même était-il, au contraire, profondément humilié de devoir se contenter de cela. Voilà ce qu’il voulait dire : « Nous pouvons peut-être opposer quelque résistance même si ce faisant nous n’obtenons pas le pouvoir et, avec ce dernier, la puissance d’agir. » C’est dire que l’important pour lui, ce n’était pas la non-violence en tant que telle (comme seule méthode, seul principe ou seule fin moralement autorisés), mais l’éventualité très faible de pouvoir aussi opposer une résistance même si l’on n’a pas d’armes. Ce qui est fondamental chez lui, ce n’est pas le « sans » (« sans armes ») mais le « même si » (« même si l’on n’a pas d’armes »).
  • Donc, pour résumer : vous êtes pour la violence ?
  • Pour la violence en situation de légitime défense.
  • Et ceci est valable une fois pour toutes, définitivement ?
  • Mais non, bien sûr que non ! Espérons que non. Cela ne vaudra qu’aussi longtemps que la légitime défense sera nécessaire pour répondre à un état d’urgence. Nous ne recourrons à la légitime défense que dans le but de rendre superflue la nécessité d’y recourir. C’est une « dialectique de la violence », si vous voulez.
  • La violence pour dépasser dialectiquement la violence ?
  • C’est cela. Comme nous n’avons qu’un seul objectif, à savoir le maintien de la paix, nous espérons que nous n’aurons plus besoin de la violence après la victoire (si jamais nous la remportions, ce dont nous devons douter en permanence). Nous ne devons jamais avoir recours à la violence que comme à un moyen désespéré, une contre-violence, un expédient provisoire. Car elle n’a d’autre objectif que d’instaurer un état de non- violence. Aussi longtemps que les puissances établies utiliseront la violence contre nous (et du même coup contre les enfants que pourront avoir, nous l’espérons, nos enfants), contre nous qui sommes dépourvus de tout pouvoir, nous qu’elles ont à dessein privés de pouvoir — en menaçant de transformer les régions où nous vivons en champs de ruines contaminés ou bien en y construisant des centrales nucléaires « inoffensives » — ; aussi longtemps qu’elles chercheront à nous dominer, à exercer une pression sur nous, à nous humilier ou à nous anéantir — ou tant qu’elles se contenteront simplement d’avoir la possibilité de nous anéantir (un tel « simplement » suffit bien !) —, nous serons obligés de renoncer à notre renoncement à la violence pour répondre à l’état d’urgence. Autrement dit : sous aucun prétexte nous n’avons le droit de faire un mauvais usage de notre amour de la paix et d’offrir ainsi l’opportunité à des personnes sans scrupules de nous anéantir, nous et les enfants de nos enfants. Regarder ce danger bien en face sans ciller et rester les bras croisés comme 99 % de nos contemporains, ce n’est pas une preuve de courage ou de bravoure mais — excusez-moi — de soumission.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Que face à des personnes dénuées de tous scrupules, il n’y a rien de pire que la soumission.
  • Je vois, vous êtes vraiment pour la violence.
  • Je le répète : pour la contre-violence. Une contre-violence qui a pour nom « légitime défense ».
  • Ces louvoiements incessants entre violence et non- violence, votre « il y a violence et violence » — on a vraiment du mal à y croire. C’est presque aussi suspect que les paroles de Monsieur le Ministre Zimmermann.
  • Votre comparaison a au moins le mérite d’être originale.
  • Tout comme vous, il a aboli la différence entre violence et non-violence. Voilà ce qu’il a déclaré dans Die Welt : « La résistance non violente est aussi une forme de violence. Pour la simple raison qu’il s’agit d’une résistance. »
  • Bref : la résistance en tant que telle est violence. La belle équation !
  • Oui.
  • Dites-moi donc ce que cette équation, cette formule qui résume les fondements de toutes les dictatures, a de commun avec ma maxime ? Elle dit tout le contraire ! Car ce que j’affirme — et vous savez combien je répugne à le faire — ce n’est pas que la non-violence est une forme de violence, mais tout le contraire, à savoir que le recours à la violence qui nous est imposé n’est légitime que parce que son objectif est l’instauration d’un état de non-violence. L’objectif est d’assurer la paix (qui est mise en péril par d’autres que nous). Rien d’autre. Et vous trouvez vraiment, sérieusement, que cette maxime est aussi moralement suspecte que l’équation de Zimmermann qui, elle, stigmatise toute liberté, toute opinion indépendante, toute contradiction comme autant de formes de sédition ?
  • (L’interviewer reste coi.)
  • Certes, ma maxime a aussi une signification négative. Elle veut aussi dire que nous resterons incapables de ramener à la raison les partisans des missiles et des surgénérateurs en leur adressant des discours pacifistes, en les caressant dans le sens du poil — comme on dit de façon répugnante — ou en utilisant des arguments rationnels.
  • Il est impossible qu’un héritier des Lumières et un rationaliste tel que vous se prononce ainsi contre la raison et les arguments.
  • C’est précisément parce que je suis un rationaliste que je le fais. Seuls les Schwärmer, les illuminés surestiment la force de la raison. La première tâche qui incombe au rationalisme, c’est de ne se faire aucune illusion sur la force de la raison, sur sa force de conviction. C’est pour cela que j’aboutis toujours à la même conclusion. La non-violence ne vaut rien contre la violence. Ceux qui préparent l’anéantissement de millions d’êtres humains d’aujourd’hui et de demain et par conséquent notre anéantissement définitif ou se contentent seulement d’avoir la possibilité de nous anéantir, ceux-là doivent disparaître. Il ne faut plus qu’il y ait de tels hommes.
  • C’est-à-dire… ?
  • Dois-je encore le répéter ?
  • S’il vous plaît. Ça ne rentre pas ? Non.
  • C’est pareil pour moi, mais ils n’y arriveront pas seuls.
  • Ce qui veut dire qu’il faut les anéantir ?
  • Ne vous faites pas passer pour plus bête que vous ne l’êtes. Vivre dans notre monde n’est pas tout rose, il faut l’admettre. Toute personne qui n’a pas le courage de passer à l’acte reste immature et…
  • Et ?
  • …immorale.
  • (L’interviewer incrédule hoche la tête. Il a l’air de souffrir.)
  • Je vous en prie, soyez raisonnable. À votre avis, qu’aurait-on dû faire, qu’aurait-il absolument fallu faire avec Hitler, Himmler & Co. à partir du moment où il n’y avait plus aucun doute possible — c’est-à-dire avant même la conférence de Wannsee —, sur le fait que ces… hommes n’hésiteraient pas un seul instant à brûler leurs contemporains, des millions d’entre eux, comme un vulgaire combustible ? Il est insupportable que ces mots doivent encore souiller aujourd’hui des bouches innocentes. Alors, qu’en pensez-vous ? Aurait-il fallu se contenter, dans ce cas, de manifestations pacifiques ? Avait-on le droit de s’en contenter ? Vous savez très bien vous-même ce qui s’est passé : on n’a même pas osé manifester pacifiquement. Et ne parlons pas de…
  • Je sais. On n’a même pas été capable de cela.
  • Exact. Parce que toute résistance, au sens que Zimmermann donne à ce mot, passait eo ipso pour de la violence.
  • [Les Allemands de l’époque] sont donc absous.
  • Absolument pas. Car c’était encore bien pire que je ne viens de le dire.
  • Pourquoi ?
  • Parce qu’ils ne se sont même pas émus du fait, non, plus exactement, ils ne se sont sans doute même pas aperçu qu’ils ne pouvaient plus manifester ou qu’ils n’en avaient plus le droit ou encore…
  • Ou ?
  • …ou encore qu’ils n’en avaient plus envie. Au contraire ! Ils ont crié leur joie ! En brandissant des flambeaux et en s’accompagnant de tambours et de trompettes, ils ont crié leur joie de ne plus pouvoir protester. On s’est réjoui de ne plus avoir le droit de protester. On s’est réjoui de cette soumission totale [ Hörigkeit ] qui était en fait une appartenance totale [Zugehörigkeit]. Le négatif absolu était devenu le positif absolu. Ce n’est pas votre faute. C’est celle de vos parents.
  • Cela ne me console pas vraiment.
  • Je regrette. — Mais n’auraient-ils pas dû détruire les destructeurs ?
  • Vraisemblablement, oui. — Et vous comparez maintenant les hommes qui menacent aujourd’hui avec ceux qui menaçaient hier ?
  • Bien sûr. Et aussi ceux qui ne résistent pas aujourd’hui avec ceux qui n’ont pas résisté hier. La tâche qui nous incombe aujourd’hui n’est pas d’une moindre portée que celle qui leur incombait hier. Elle est peut-être plus importante et plus indispensable que celle d’hier. Parce que nous avons encore plus à perdre.
  • Je le sais.
  • J’en doute. Et pour revenir une dernière fois sur les propos scandaleux de Zimmermann, sa formule hostile au droit, sarcastique, haineuse, antidémocratique et antichrétienne selon laquelle toute résistance non-violente est violence parce qu’elle est une résistance, ce « parce que » est le plus méprisable que j’aie jamais entendu. Par cette formule, Zimmermann ne se contente pas de trahir le fait qu’il a une mentalité de dictateur, il la revendique haut et fort. Pareille formule aurait aussi bien pu sortir telle quelle de la bouche d’un Hitler éructant. Elle n’est qu’un écho de Hitler qui a mis cinquante ans à nous parvenir.
  • Vous croyez que l’heure est aussi grave ?
  • Ce n’est pas une question de croyance. Toute personne qui, comme Zimmermann, déclare que la résistance non-violente est violence parce qu’elle est résistance, dénie sa légitimité à toute contradiction qu’on pourrait lui opposer et fait ainsi de toute libre expression, de toute critique du pouvoir quelque chose de répréhensible. C’est la fin de toute liberté. On aurait beau adopter le ton le plus amène qui soit, toute mise en garde contre les joujoux guerriers serait soupçonnée d’être un coup de force portant atteinte sous son habillage « chrétien » ou « non- violent », aux « valeurs de la liberté ». Bien entendu, il y a de temps à autre des cas — c’est incontestable — dans lesquels des personnes amènes qui défendent sans détour des choses mal vues officiellement, voire carrément interdites remportent ainsi des succès provisoires. Mais aux yeux des Zimmermann, seuls ceux qui ont le pouvoir ont le droit de remporter de tels succès. Au fond, le seul moyen de remporter des succès est l’intimidation (qui est preuve de puissance et par conséquent de légitimité). Ce que peut la main de l’establishment qui se lève et frappe (ce qu’elle a le droit et même le devoir de faire) est interdit à la main qui caresse. Aux yeux des Zimmermann, la bonté qui cherche à agir (et parfois même triomphe) n’est qu’un truc. La douceur n’est pour eux qu’une forme de violence camouflée ; toute brebis n’est qu’un loup revêtu d’une peau de brebis. Pour les puissants, pour ceux qui ne reconnaissent de légitimité qu’au pouvoir et à un pouvoir politique fondé sur la force, il n’existe pas de véritables brebis — ce qui bien sûr implique que tous les vrais chrétiens ne sont eo ipso que des tartuffes. Les Zimmermann n’avoueront jamais cela, c’est dans leur nature. Il va de soi que les véritables loups (qui parce qu’ils ont le pouvoir ont aussi le monopole de la violence légitime) ne peuvent tolérer les loups revêtus de peaux de brebis qui se font passer pour des « non-violents ».
  • La méfiance à l’égard de la non-violence n’est-elle pas en partie fondée ? Est-il faux de dire que les puissants et même les puissantes Églises — y compris celles qui incarnent la religion de l’amour — ont souvent pu se permettre de renoncer à la violence parce que, s’ils parvenaient à leurs fins par la méthode douce, ils savaient qu’ils pouvaient aussi toujours et à tout moment avoir recours à la force ? Et parce qu’ils savaient que les faibles le savaient ?
  • C’est vrai. Mais vous parlez là de la non-violence que les puissants peuvent s’autoriser en raison de leur force et parfois même, le cas échéant, pendant de longues périodes, une non- violence dont ils peuvent aussi se servir comme moyen de pression. Mais ce n’est pas de cela que nous parlons. Nous parlons depuis le début de gens dépourvus de tout pouvoir, en état d’urgence et qui, s’ils veulent survivre, ne peuvent pas se permettre de renoncer à faire usage de la violence, de gens pour lesquels, par conséquent, la légitime défense ou du moins la tentative de sauver l’humanité en commettant des actes violents constitue un devoir.
  • On ne peut donc plus vous compter au nombre des pacifistes.
  • Si. Mais la paix n’est pas un moyen à mes yeux. C’est une fin. Elle ne peut être un moyen, parce qu’elle est la fin par excellence. Je ne supporte plus que nous restions là, les bras croisés alors que nos vies et celles de nos descendants sont menacées par des personnes violentes ; je ne supporte plus que nous hésitions à répondre à la violence par la violence. Le vers de Hölderlin, si prisé par les beaux parleurs : « Aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve » est tout simplement faux. Ce qui sauve n’a crû ni à Auschwitz ni à Hiroshima. Notre devoir est d’ajouter le principe suivant au nombre de ceux qui peuvent sauver : il faut détruire la menace en menaçant les destructeurs.
  • Vous avez tout dit ?
  • Non, j’aimerais ajouter une dernière phrase : il n’y aura personne pour pleurer sur nos tombes dans les cimetières où nous serons enterrés. Les morts ne peuvent pas pleurer les morts.

[1] Voir Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivréa/Encyclopédie des nuisances, 2002, pp. 290 sq.

[2] Il s’agit de Franz Joseph Strauß, homme politique allemand (CDU) (N.d.T.).

[3] Pour le premier, voir la note précédente ; le second est Friedrich Zimmermann, homme politique allemand (CDU) (N.d.T.).

[4] L’appel qu’ils lancent aux cheveux courts (c’est-à-dire aux personnes bien propres sur elles) de tous les pays respire la bêtise et est d’autant plus risible que — chose dont ne peuvent se douter ces philistins — la mode des cheveux courts, auxquels ils accordent tant d’importance, avait été introduite par les sans-culottes en signe de protestation contre la noblesse et ses perruques. Ici comme souvent, c’est à partir de l’ignorance qu’on — pas seulement les historiens mais aussi les acteurs historiques — réécrit l’Histoire (N.d.A.).

[5] Jeux de mot : Anders remplace « Streit » [attaque] par « Verteidigung » [défense] dans l’expression « einen Streit vom Zaun brechen » [chercher querelle]. Ce qui donne quelque chose comme « chercher défense » (N.d.T.).

[6] Voir Anders, « Die Antiquiertheit des Ernstes. Über Happenings » [1968], dans Die Antiquiertheit des Menschen, Bd. II, Beck, Munich, pp. 355 sq. (N.d.A.).

Voir également

... textes contenant l'un des mots-clés : Luttes  Écologie  Pacifisme  Répression  :