Elsa Dorlin

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Ce que peut un corps


Elsa Dorlin - Ce que peut un corps

Ce texte constitue le prologue au livre *Se défendre, une philosophie de la violence *d’Elsa Dorlin, paru en 2017. Il a obtenu les prix Frantz Fanon 2018 (Caribbean Philosophical Association), et le prix de l'Ecrit Social 2019 .

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Elsa Dorlin — Ce que peut un corps

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Ce texte constitue le prologue au livre *Se défendre, une philosophie de la violence *d’Elsa Dorlin, paru en 2017. Il a obtenu les prix Frantz Fanon 2018 (Caribbean Philosophical Association), et le prix de l’Ecrit Social 2019

« Un tribunal de la Guadeloupe, par jugement du 11 brumaire an XI [2 novembre 1802], a condamné Millet de la Girardière à être exposé sur la place de la Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La cage qui sert à ce supplice a huit pieds de haut. Le patient qu’on y enferme est à cheval sur une lame tranchante ; ses pieds portent sur des espèces d’étriers, et il est obligé de tenir les jarrets tendus pour éviter d’être blessé par la lame. Devant lui, sur une table qui est à sa portée, on place des vivres et de quoi satisfaire sa soif ; mais un garde veille nuit et jour pour l’empêcher d’y toucher. Quand les forces de la victime commencent à s’épuiser, elle tombe sur le tranchant de la lame, qui lui fait de profondes et cruelles blessures. Ce malheureux, stimulé par la douleur, se relève et retombe de nouveau sur la lame acérée, qui le blesse horriblement. Ce supplice dure trois ou quatre jours[1] . »

Dans ce type de dispositif, le condamné périt parce qu’il a résisté ; parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort.

L’atrocité de son supplice tient au fait que chaque mouvement corporel de protection contre la douleur s’est transformé en torture ; et peut-être est-ce là ce qui caractérise en propre de tels procédés d’anéantissement : faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Il n’est pas question de discuter ici du caractère inédit de telles tortures dont le système colonial moderne n’a certainement pas le monopole.

Cette scène, comme le procédé rhétorique qui vise à en restituer l’horreur, entre en résonance avec un autre récit de supplice : celui de Damiens tel que décrit en ouverture de Surveiller et punir[2].

Pourtant les deux sont tout à fait différents. Dans le cas de Damiens, Michel Foucault montre qu’à travers les souffrances infligées à son corps ce n’est pas tant son individualité qui est ciblée, que la volonté du Souverain qui est restaurée dans sa toute-puissance, tout comme la subjugation d’une communauté à laquelle son crime a porté atteinte. Les mutilations à l’aide de tenailles et de ciseaux, les brûlures à l’aide de plomb fondu, d’huile bouillante, de cire, le démembrement final par les chevaux… Tout au long de ce scénario atroce, Damiens est attaché et nul ne présume qu’il « peut » faire quelque chose. En d’autres termes, sa puissance – si infime soit-elle – n’est jamais prise en compte, précisément parce qu’elle ne compte pas. Le corps de Damiens est totalement réduit à néant, il n’est déjà plus rien, hormis le théâtre où se joue la cohésion d’une communauté vengeresse qui ritualise la souveraineté de son roi. On exhibe ainsi la complète absence de puissance pour mieux exprimer la magnificence d’un pouvoir souverain absolu.

Dans le cas du supplice de la cage de fer, le public est encore là. Toutefois, dans l’exposition publique du calvaire du supplicié, autre chose se trame. La technique employée semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif mis en place, en même temps qu’il exhibe et excite les réactions corporelles, les réflexes vitaux du condamné, les constitue comme ce qui fait à la fois la puissance et la faille du sujet. En face de lui, l’autorité répressive n’a nul besoin de le présenter dans une forme d’impuissance absolue pour s’affirmer. Au contraire, plus la puissance subjective est mise en scène dans ses efforts répétés, désespérés, pour survivre, plus l’autorité répressive la gouverne tout en disparaissant derrière la présence d’un bourreau passif et fantoche. Ce gouvernement mortifère du corps s’effectue dans une telle économie de moyens que le supplicié paraît même se mettre à mort lui-même. Tout a été pensé pour qu’il résiste physiquement à la lame tranchante qui menace de mortellement le mutiler : il doit se tenir droit sur les étriers, enfermé dans sa cage. Ainsi, le dispositif laisse supposer que de sa force (musculaire et physique, mais aussi « mentale ») dépend sa survie : il doit se maintenir en vie s’il ne veut pas souffrir davantage et mourir. En même temps, cette technologie de torture a pour seule finalité de l’achever, mais de telle sorte que plus il se défendra, plus il souffrira.

Les vivres disposés autour de lui relèvent d’une comédie cruelle qui témoigne du fait que le supplice joue sur l’effectivité des mouvements vitaux et tend à les contrôler totalement pour mieux les annihiler. De la même façon que l’épuisement le fera s’affaisser sur le fil de la lame, le besoin insupportable de manger et de boire lui sera fatal. En outre, le premier point d’impact sur son corps touchera sans nul doute les parties génitales. Tout se passe comme si le travail d’encodage genré du pouvoir était achevé : le sexe, bien plus encore que n’importe quelle autre partie du corps, est devenu le lieu ultime où se tapit la puissance d’agir du sujet. Le défendre, c’est se défendre. Et, l’atteindre en premier, c’est briser ce par quoi le sujet, non pas tant de droit, mais le sujet capable, a été institué.

Ce dispositif de mise à mort considère que celui qui lui est soumis peut faire quelque chose, et il vise, stimule, encourage précisément ce dernier élan de puissance dans ses moindres retranchements comme pour mieux l’interpeller dans son inefficience, le transmuer en impuissance. Cette technologie de pouvoir produit un sujet dont on « excite » la puissance d’agir pour mieux l’empoigner dans toute son hétéronomie : et cette puissance d’agir, bien que tout entière tournée vers la défense de la vie, en est réduite à n’être qu’un mécanisme de mort au service de la machine de pénitence coloniale. On voit ici comment un dispositif de domination entend persécuter le mouvement propre de la vie, cibler ce qu’il y a de plus musculaire dans cet élan. Le moindre geste de défense et de protection, le moindre mouvement de préservation et de conservation de soi est mis au service de l’anéantissement même du corps. Ce pouvoir qui s’exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s’exprime dans les élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l’autodéfense comme l’expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme « ce qui fait une vie[3] ».

De la cage de fer à certaines techniques modernes et contemporaines de torture[4], il est certainement possible de repérer une même trame, un type comparable de techniques de pouvoir que l’on pourrait résumer par l’adage suivant : « Plus tu te défends, plus tu souffres, plus certainement tu meurs. » Dans certaines circonstances et pour certains corps, se défendre équivaut à mourir par épuisement de soi : se battre c’est se débattre vainement, c’est être battu⋅e. Une telle mécanique de l’action malheureuse a des implications en termes de mythologies politiques (quel peut être le destin de nos résistances ?), de représentations du monde comme de représentations de soi (que puis-je faire si tout ce que j’initie pour me sauver me conduit à ma perte ?). Et c’est probablement l’expérience vécue, non pas tant de sa propre puissance, mais du doute, de l’angoisse et de la peur qu’engendrent ses manquements, ses limites et ses contre-effets, qui apparaît alors comme fondamentale au sens où cette expérience n’est plus tant le fait d’un danger exogène, d’une menace ou d’un ennemi, si terribles soient-ils, que l’effet miroir de sa propre action/réaction, de soi-même. L’originalité de ce type de techniques réside donc dans cet inexorable travail d’incorporation contrainte de la dimension mortifère de la puissance du sujet, qui aboutira à sa suspension, seule issue pour se maintenir en vie ; désormais, en même temps qu’elle affirme un mouvement de défense de soi, elle devient une menace, une promesse de mort.

Cette économie de moyens, qui fait du condamné et plus généralement du corps violenté son propre bourreau, dessine de façon négative les traits du sujet moderne. Celui-ci a certes été défini, nous y reviendrons, par sa capacité à se défendre lui-même, mais cette capacité d’autodéfense est aussi devenue un critère servant à discriminer entre ceux qui sont pleinement des sujets et les autres ; celles et ceux dont il s’agira d’amoindrir et d’anéantir, de dévoyer et de délégitimer la capacité d’autodéfense – celles et ceux qui, à leur corps défendant, seront exposé⋅es au risque de mort, comme pour mieux leur inculquer leur incapacité à se défendre, leur impuissance radicale.

Ici, la puissance d’agir, bien plus que le corps lui-même, devient clairement ce que cible et en même temps ce qu’appelle à lui le pouvoir. Ce gouvernement défensif épuise, conserve, soigne, excite et tue, selon une mécanique complexe. Il défend certain⋅es et laisse sans défense d’autres, selon une échelle savamment graduée. Ici, être sans défense ne signifie pas « ne plus pouvoir exercer de pouvoir », mais bien plutôt faire l’expérience d’une puissance d’agir qui n’est plus un mouvement polarisé[5]. Il n’est pas de plus grand danger de mort que ce genre de situation, où notre puissance d’agir se retourne en un réflexe auto-immun. Il n’est plus alors seulement question d’entraver directement l’action des minorités, comme dans la répression souveraine, ni de les laisser simplement mourir, sans défense, comme dans le cadre du biopouvoir. Ici, il s’agit de conduire certains sujets à s’anéantir comme sujets, d’exciter leur puissance d’agir pour mieux les pousser, les exercer à leur propre perte. Produire des êtres qui, plus ils se défendent, plus ils s’abîment.

3 mars 1991, Los Angeles. Rodney King, un jeune conducteur de taxi africain-américain de 26 ans, est arrêté par trois voitures et un hélicoptère de police lancés à sa poursuite sur l’autoroute suite à un excès de vitesse. Refusant de sortir de son véhicule, il est menacé par une arme à feu pointée sur son visage. Quelques secondes plus tard, il obtempère et s’allonge finalement au sol ; il est alors électrocuté à coups de Taser et, alors qu’il tente de se relever et de se protéger pour empêcher un policier de le battre, il est brutalement frappé au visage et au corps par des dizaines et des dizaines de coups de matraque. Ligoté, il est laissé inconscient, le crâne et la mâchoire fracturés à plusieurs endroits, une partie de la bouche et du visage lacérée avec des plaies ouvertes et une cheville cassée ; avant qu’une ambulance n’arrive plusieurs minutes plus tard pour l’emmener à l’hôpital,

La scène de lynchage de Rodney King peut être décrite seconde par seconde grâce à la vidéo amateur enregistrée par un témoin, George Holliday[6], qui ce soir-là, depuis l’appartement qu’il occupe et qui donne sur l’autoroute, a capturé ce qui s’apparente à une archive du temps présent de la domination. Le soir même, la vidéo est diffusée sur des chaînes de télévision et fait bientôt le tour du monde. Un an plus tard, le procès des quatre policiers les plus directement impliqués dans le passage à tabac de Rodney King (ils étaient au total plus d’une vingtaine sur les lieux de l’arrestation) débute sous l’inculpation d’« usage excessif de la force », devant un jury populaire où les Africains-Américains ont tous été récusés par les avocats de la défense (il y a dix Blancs, un Latino-Américain et un Sino-Américain) — jury qui, après presque deux mois de procès, acquittera les policiers. À l’annonce du verdict, s’enclenchent les fameuses « émeutes de Los Angeles[7] » : six jours de révoltes urbaines, où les affrontements avec les forces de l’ordre (police et armée), véritables scènes de guerre civile, feront 53 morts et plus de 2 000 blessés du côté des manifestants.

Au-delà du verdict qui blanchit à proprement parler les policiers[8], c’est le déroulé des débats et l’énoncé des raisons ayant amené le jury à innocenter les quatre inculpés qui sont édifiants : la ligne de défense de leurs avocats a consisté à convaincre les jurés que les policiers étaient en danger. D’après eux, ils se sentaient agressés, ils ne faisaient que se défendre face à un « colosse » (Rodney King faisait plus de 1m90), qui même à terre les frappait et paraissait être sous l’emprise d’une drogue le rendant « insensible aux coups ». Quelques mois après, Rodney King déclarera, lors du second procès, qu’il « essayait juste de rester en vie[9] ». C’est cette inversion des responsabilités qui constitue l’enjeu central ici. Lors du premier procès, les avocats des policiers ont produit et exploité une et une seule pièce majeure : la vidéo de George Holliday. Ce même film qui avait été vu publiquement comme l’évidence même de la brutalité policière a été exploité par eux pour suggérer au contraire que les policiers étaient « menacés » par Rodney King. Dans la salle d’audience, la vidéo, visionnée par les jurés et commentée par les avocats des forces de l’ordre, est regardée comme une scène de légitime défense témoignant de la « vulnérabilité » des policiers. Comment comprendre un tel écart interprétatif ? Comment les mêmes images peuvent-elles donner lieu à deux versions, deux victimes radicalement différentes selon que l’on soit un juré blanc dans une salle d’audience ou un spectateur ordinaire[10] ?

C’est la question que pose Judith Butler dans un texte écrit quelques jours à peine après le verdict. Elle y attire l’attention non pas sur une divergence d’interprétations pour juger « qui est victime ? », mais sur les conditions dans lesquelles certains visionnages déterminent des individu⋅es à juger que Rodney King est la victime d’un lynchage ou que les policiers sont victimes d’une agression. Dans la perspective fanonienne dont elle se réclame, Butler estime que ce qui doit faire l’objet d’une analyse critique, ce n’est pas la logique des opinions contradictoires, mais le cadre d’intelligibilité de perceptions qui ne sont jamais immédiates. La vidéo ne doit pas être appréhendée comme une donnée brute, matière à interprétations, mais comme la manifestation d’un « champ de visibilité racialement saturé[11] ». Autrement dit, la schématisation raciale des perceptions définit à la fois la production du perçu et ce que percevoir veut dire : « Comment rendre compte de ce renversement du geste et de l’intention en termes de schématisation raciale du champ du visible ? S’agit-il d’une transvaluation spécifique de l’agentivité (agency) propre en une épistémè racialisée ? Et la possibilité d’un tel renversement ne pose-t-elle pas la question de savoir si ce qui est “vu” n’est pas toujours déjà en partie relatif à ce qu’une certaine épistémè raciste produit comme visible[12] ? » C’est donc ce processus qu’il faut interroger, celui par lequel des perceptions sont socialement construites, produites par un corpus qui continue de contraindre tout acte de connaissance possible[13].

Rodney King est, indépendamment de toute posture de détresse ou de toute expression de vulnérabilité, vu comme le corps de l’agresseur, et nourrit le « fantasme de l’agression du raciste blanc[14]». Dans la salle d’audience, dans les yeux des jurés blancs, il ne peut être vu que comme « agent de violence ». De la même façon que des hommes anciens esclaves ou descendants d’esclaves, injustement accusés d’agression sexuelle, ont été tout au long de la période ségrégationniste traqués dans les rues, traînés hors des cellules des prisons ou de leurs maisons, torturés et exécutés. De la même façon que, aujourd’hui, des adolescents ou de jeunes adultes africains-américains ou afro-descendants sont passés à tabac ou assassinés en pleine rue. Cette perception de Rodney King comme un corps agresseur est la condition en même temps que l’effet continué de la projection d’une « paranoïa blanche[15] ».

Les images ne parlent jamais d’elles-mêmes, qui plus est dans un monde où la représentation de la violence est l’une des matières les plus prisées par la culture visuelle[16]. Au tout début de la vidéo de Holliday, on voit Rodney King debout, avançant en direction d’un policier qui tente de le frapper, mettant ses bras en avant : ce geste de protection sera systématiquement regardé comme une posture menaçante qui constitue déjà une agression caractérisée. Comme l’expliquent Kimberlé Crenshaw et Gary Peller, la technique employée par les avocats des policiers a consisté, pour en faire la preuve, à séquencer la vidéo en une multitude d’arrêts sur image qui, isolés les uns des autres, offraient matière à des interprétations sans fin. En démultipliant les récits contradictoires sur une scène devenue fractionnée, isolée du contexte social dans lequel et par lequel elle advient, les avocats de la police sont parvenus à brouiller, à « désagréger[17] », le sens de la séquence prise en son ensemble. Et si, pour une partie des citoyens (Noirs mais aussi Blancs), cette vidéo pouvait constituer une preuve accablante de la brutalité policière, dans la salle d’audience, les avocats ont pu prétendre qu’il n’y avait aucun élément probant d’un usage excessif de la force. Les policiers avaient fait un « usage raisonnable » de la violence. Le moment où la brutalité policière est à son acmé, à la 81e seconde de l’enregistrement, est ainsi devenu une scène de légitime défense face à un forcené.

La perception de la violence policière n’est pas seulement dépendante d’un cadre d’intelligibilité qui émerge du passé ; ce cadre est continuellement actualisé par des techniques de pouvoir matérielles et discursives qui consistent, entre autres, à désaffilier les perceptions des événements des luttes sociales et politiques qui contribuent précisément à les arrimer à l’histoire et à façonner d’autres cadres d’appréhension et d’intelligibilité de la réalité vécue.

En se défendant de la violence policière, Rodney King est devenu indéfendable. En d’autres termes, plus il s’est défendu, plus il a été battu et plus il a été perçu comme l’agresseur. Le renversement du sens de l’attaque et de la défense, de l’agression et de la protection, dans un cadre qui permet d’en fixer structurellement les termes et les agents légitimes, quelle que soit l’effectivité de leurs gestes, transforme ces actions en qualités anthropologiques à même de délimiter une ligne de couleur discriminant les corps et les groupes sociaux ainsi formés. Cette ligne de partage ne délimite jamais simplement des corps menaçants/agressifs et des corps défensifs. Elle sépare plutôt ceux qui sont agents (agents de leur propre défense) et ceux qui témoignent d’une forme de puissance d’agir toute négative en tant qu’ils ne peuvent être agents que de la violence « pure ». Ainsi, Rodney King, comme tout homme africain-américain interpellé par une police raciste, est reconnu comme agent, mais uniquement comme agent de violence, comme sujet violent, à l’exclusion de tout autre domaine d’action. Cette violence, les hommes noirs en sont toujours rendus responsables : ils en sont la cause et l’effet, le commencement et la fin[18]. De ce point de vue, les réflexes de protection de Rodney King, ses gestes désordonnés pour rester en vie (il bat des bras, titube, tente de se relever, se tient sur ses genoux) ont été qualifiés comme relevant d’un « contrôle total » de sa part et comme témoignant d’une « intention dangereuse »[19], comme si la violence ne pouvait être que la seule et unique action volontaire d’un corps noir[20], lui interdisant de fait toute défense légitime. Cette attribution exclusive d’une action violente disqualifiée et disqualifiante, d’une puissance d’agir négative, à certains groupes sociaux, constitués comme des groupes « à risques », a aussi pour fonction d’empêcher de percevoir la violence policière comme une agression. Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu’ils sont la source d’un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s’exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu’elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une réaction, une réponse toujours déjà légitimée.

Dans le cas du supplice de la cage de fer nous avons montré d’une part comment, en visant la puissance d’agir d’un corps, une certaine technologie de pouvoir transformait cette puissance en impuissance (plus on se débat pour échapper à la souffrance, plus on en est meurtri), et d’autre part en quoi la défense de soi déployée par le sujet pour survivre devenait insidieusement ce par quoi il était nié. La défense de soi était ainsi rendue irrémédiablement impraticable pour le corps en résistance. Dans le cas de Rodney King, un autre élément apparaît. Il n’est plus seulement question de puissance d’agir : ce qui est en jeu, c’est aussi l’interpellation – une qualification morale et politique –, la reconnaissance de « sujets de droit », ou plutôt de sujets en droit de se défendre, ou pas. King ne peut pas être perçu comme un corps qui se défend, il est vu a priori comme un agent de la violence. La possibilité même de se défendre est le privilège exclusif d’une minorité dominante. Dans le cas du lynchage de Rodney King, l’État – par l’intermédiaire des bras armés de ses représentants – n’est pas perçu comme violent, il est considéré comme réagissant à la violence, il se défend contre la violence. En revanche, pour Rodney King, mais aussi pour tous les autres corps victimes de la rhétorique de la légitime défense, de cette manière de voir-là, plus il s’est défendu, plus il est devenu indéfendable,

Millet de la Girardière aurait pu se défendre mais, en se défendant, il devenait sans défense. Rodney King s’est défendu mais, en se défendant, il est devenu indéfendable. Ce sont ces deux logiques d’assujettissement, convergeant vers une même subjectivation malheureuse, qu’il est question de saisir dans ce livre, face à une technologie de pouvoir qui n’aura jamais autant investi cette logique défensive pour assurer sa propre perpétuation.

On pourrait à partir de là essayer de cerner un certain dispositif de pouvoir, ce que j’appellerai « dispositif défensif ». Comment procède-t-il ? En ciblant ce qui relève d’une force, d’un élan, d’un mouvement polarisé à se défendre, balisant pour certain⋅es sa trajectoire, favorisant son déploiement par un cadre qui le légitime, ou bien, au contraire, pour d’autres, empêchant son effectuation, sa possibilité même, rendant cet élan inhabile, hésitant ou dangereux, menaçant, pour autrui comme pour soi-même.

Ce dispositif défensif à double tranchant trace une ligne de démarcation entre, d’un côté, des sujets dignes de se défendre et d’être défendus, et, de l’autre, des corps acculés à des tactiques défensives. À ces corps vulnérables et violentables n’échoient plus que des subjectivités à mains nues. Tenues en respect dans et par la violence, celles-ci ne vivent ou ne survivent qu’en tant qu’elles parviennent à se doter de tactiques défensives. Ces pratiques subalternes forment ce que j’appelle l’autodéfense proprement dite, par contraste avec le concept juridique de légitime défense. À la différence de cette dernière, l’autodéfense n’a, paradoxalement, pas de sujet – je veux dire que le sujet qu’elle défend ne préexiste pas à ce mouvement qui résiste à la violence dont il est devenu la cible. Entendue en ce sens, l’autodéfense relève de ce que je propose d’appeler des « éthiques martiales de soi ».

Repérer ce dispositif à ses points d’émergence, en situation coloniale, permet de questionner les processus de captation monopolistique de la violence par les États qui revendiquent l’usage légitime de la force physique : plutôt qu’une tendance au monopole, on pourrait faire l’hypothèse d’une économie impériale de la violence qui paradoxalement défend des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes. Cette économie maintient la légitimité de certains sujets à user de la force physique, leur confère un pouvoir de conservation et de juridiction (d’autojustice), leur octroie des permis de tuer.

Mais l’enjeu n’est pas seulement ici la distinction, fondamentale, entre « sujets défendus » et « sujets sans défense », entre sujets légitimes à se défendre et sujets illégitimes à le faire (et rendus par là même indéfendables). Il y a encore un seuil plus subtil. Car il faut ajouter que ce gouvernement des corps intervient à l’échelle du muscle. L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas.

Partir du muscle plutôt que de la loi : cela déplacerait sans doute la façon dont la violence a été problématisée dans la pensée politique. Ce livre se concentre sur des moments de passage à la violence défensive, des moments qui ne m’ont pas semblé pouvoir être rendus intelligibles en les soumettant à une analyse politique et morale centrée sur des questions de « légitimité ». Dans chacun de ses moments, le passage à la violence défensive n’a d’autre enjeu que la vie : ne pas être abattu⋅e d’emblée. La violence physique est pensée ici en tant que nécessité vitale, en tant que praxis de résistance.

L’histoire de l’autodéfense est une aventure polarisée, qui ne cesse d’opposer deux expressions antagoniques de la défense de « soi » : la tradition juridico-politique dominante de la légitime défense d’une part, articulée à une myriade de pratiques de pouvoir aux diverses modalités de brutalité qu’il s’agira ici d’excaver, et l’histoire ensevelie des « éthiques martiales de soi » d’autre part, qui ont traversé les mouvements politiques et les contre-conduites contemporaines en incarnant avec une étonnante continuité une résistance défensive qui a fait leur force.

Je propose ici d’arpenter une histoire constellaire de l’autodéfense. Tracer cet itinéraire n’a pas consisté à piocher parmi des exemples les plus illustratifs, mais plutôt à rechercher une mémoire des luttes dont le corps des dominé⋅es constitue la principale archive : les savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, les praxis d’autodéfense féministe, les techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par les organisations juives contre les pogroms.…

En ouvrant cette archive, qui compte bien d’autres récits, je ne prétends pas faire œuvre d’histoire mais bien travailler à une généalogie. Dans ce ciel-là, fort sombre, la constellation scintille du fait des échos, des adresses, des testaments, des rapports citationnels qui relient de façon ténue et subjective ces différents points lumineux. Les textes majeurs qui constituent le socle de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense rendent hommage aux insurgé⋅es du ghetto de Varsovie ; les patrouilles d’autodéfense queer sont dans un rapport citationnel avec les mouvements d’autodéfense noire ; le ju-jitsu pratiqué par les suffragistes anarchistes internationalistes anglaises leur est accessible en partie du fait d’une politique impériale de captation des savoirs et savoir-faire des colonisé⋅es, de leur désarmement.

Ma propre histoire, mon expérience corporelle ont constitué un prisme à travers lequel j’ai entendu, vu, lu cette archive. Ma culture théorique et politique m’a laissé en héritage l’idée fondatrice selon laquelle les rapports de pouvoir ne peuvent jamais toujours complètement se rabattre in situ sur des face-à-face déjà collectifs, mais touchent à des expériences vécues de la domination dans l’intimité d’une chambre à coucher, au détour d’une bouche de métro, derrière la tranquillité apparente d’une réunion de famille… En d’autres termes, pour certain⋅es, la question de la défense ne cesse pas quand s’arrête le moment de la mobilisation politique la plus balisée mais relève d’une expérience vécue en continu, d’une phénoménologie de la violence. Cette approche féministe saisit dans la trame de ces rapports de pouvoir ce qui est traditionnellement pensé comme un en-deçà ou un en-dehors du politique. Ainsi, en opérant ce dernier déplacement, j’entends travailler non pas à l’échelle des sujets politiques constitués, mais bien à celle de la politisation des subjectivités : dans le quotidien, dans l’intimité d’affects de rage enfermés en nous-mêmes, dans la solitude d’expériences vécues de la violence face à laquelle on pratique continûment une autodéfense qui n’en a pas le label. Au jour le jour, que fait la violence à nos vies, à nos corps et à nos muscles ?

Et, eux, à leur tour, que peuvent-ils à la fois faire et ne pas faire dans et par la vio

Présentation du livre en quatrième de couverture

En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXe siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ».
Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense. Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense.
Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, Elsa Dorlin retrace une généalogie de l’autodéfense politique. Sous l’histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme la condition de possibilité de sa survie comme de son devenir politique. Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu’elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcolm X, June Jordan ou Judith Butler.

[1] Joseph Elzéar MORÉNAS, Précis historique de la traite des Noirs et de l’esclavage colonial, Firmin Didot, Paris, 1828, p. 251-262.

[2] Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

Judith BUTLER, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones éditions, 2010.

[3] Judith BUTLER, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones éditions, 2010.

[4] Voir l’introduction de Grégoire CHAMAYOU, KUBARK. Le Manuel secret de manipulation mentale et de torture psychologique de la CIA, Paris, Zones éditions, 2012.

[5] Georges Canguilhem définit la vie comme étant « bien loin d’une telle indifférence à l’égard des conditions qui lui sont faites », ce qui définit à proprement parler le concept de polarité : la vie est polarité ou la vie est une activité polarisée. Voir Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966, p. 78-79

[6] La vidéo dure 9 mn 20 ; elle peut être vue ici : https//www.youtube.com/ watch?v=sb1WywlpUtY (dernière consultation en juillet 2017).

[7] En 1965, ont éclaté Les révoltes de Watts, Voir Mike Davis, Dead Cities, Verso, Londres, 2006 en partie traduit dans Les Héros de l’enfer, Textuel, Paris, 2007 avec une introduction de Daniel Bensaïd

[8] Un second procès a lieu de février à avril 1993 au niveau de la Cour fédérale pour violation des droits civils de Rodney King et condamnera à 32 mois de prison ferme deux des policiers impliqués dans le lynchage la nuit du 3 mars 1991 (les deux autres seront de nouveau acquittés). Durant ce procès, les juges reconnaissent que les policiers ont agi dans le cadre légal de leur fonction lors des premières minutes de l’interpellation et considèrent que les premiers coups assenés par les policiers sont justifiés par l’attitude récalcitrante de King : ils seront condamnés pour les coups « inutiles ».

[9] Voir Seth Mypans, New York Times, 10 mars 1993.

[10] J’utilise à dessein cette expression car George Holliday est blanc et, de fait, il faudrait entrer dans le détail d’une analyse de la mobilisation de l’« opinion » nationale et internationale concernant l’affaire Rodney King. Ce qui m’intéresse ici est la dimension performative de l’identité raciale produite, entre autres, par la salle d’audience et la temporalité du procès.

[11] Judith BUTLER, « Endangered/Endangering : schematic racism and white Paranoia », in Robert GOODING-WiLLIAMS (dir.), Reading Rodney King/Reading Urban Uprising, Routledge, New York/Londres, 1993, p. 15-22 ; p.15.

[12] Ibid, p. 16.

[13] À titre d’illustration, dans une étude publiée dans le Journal of Health and Social Behavior en 2005, les auteurs tentent de démontrer sur la base d’une recherche clinique que les Africains-Américains ressentiraient plus de colère que les Blancs et auraient moins de ressources pour gérer leurs émotions de manière « socialement acceptable ». Voir J. BETH MABRY et K. JizL KIECOLT, « Anger in Black and Whites : Race, Alienation and Anger », Journal of Health and Social Behavior, vol 46, n°1, 2005, p. 85-101. De telles publications s’inscrivent dans une production plus large de savoirs racistes continuellement renouvelés - notamment en psychopathologie, en psychologie et psychosociologie. Je tiens à remercier Paul Preciado d’avoir attiré mon attention sur cette référence.

[14] Judith Burzer, « Endangered/Endangering : schematic racism and white Paranoia », op. cit. p. 20.

[15] Ibid, p. 16.

[16] De fait, le statut ontologique de la preuve dans le dispositif judiciaire est de l’ordre d’une construction narrative : qui plus est lorsqu’il s’agit d’une Preuve visuelle considérée comme l’enregistrement d’un fait, Or elle n’est jamais la saisie immédiate d’une vérité mais bien la manifestation de ce qui est perçu comme visible et dicible et donc de ce qui est légitime à constituer une preuve. Le domaine judiciaire ne fait qu’offrir un terrain d’investigation particulièrement riche pour saisir cette construction gnoséologique (schématisation), par définition socio-historique, de la perception, comme cette herméneutique qui ne consiste pas tant à construire des Preuves de toutes pièces mais à décider de ce qui est judiciairement une Preuve « objective ». Ce processus est aussi recouvert par la prétention à ne Statuer que sur la « vérité nue » des faits. Sur ce point voir l’article de Kimberlé CreNsHAw et Gary PELLER, « Reel Time/Real Justice », in Robert GOODING-WiLuAMs, Reading Rodney King, Reading Uprising, op. cit, p. 56-70.

[17] Kimberlé CRENSHAW et Gary PELLER, « Reel Time/Real Justice », op. cit. p - 61. Les deux auteurs parlent d’une technique narrative qui consiste en la « désagrégation ».

[18] Judith Burzer, « Endangered/Endangering : schematic racism and white Paranoia », op. cit. P. 20.

[19] Ce sont les termes utilisés par les policiers lors de leur audition au premier procès,

[20] « Attribuer la violence à l’objet de La violence fait partie du pur mécanisme qui récapitule la violence, et qui rend la vue, la vision du jury (ce que voit le jury) complice de la violence policière », Judith BUTLER, « Endangered/ Endangering : schematic racism and white paranoïa », op. cit, p. 20.

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