Cases Rebelles

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Notre amour


Cases Rebelles - Notre amour

« Notre amour est la fondation des reconstructions de nous-mêmes. En grandissant dans ce pays nous avons été happé⋅es dans une guerre de basse intensité incessante à l’école, la télé, dans les livres, les jeux, les films, la langue, la publicité, etc. Une guerre contre nous, nos lèvres, nos nez, nos fesses, nos peaux, nos âmes. À coup de dégradation, d’hypersexualisation, de spectacularisation. Cette guerre a scarifié nos miroirs aux âges où l’on tentait de se construire. Elle nous a cueilli⋅es au berceau à coup de remarques stupides, dans la classe, la cour de récréation et elle nous a poursuivi⋅es jusqu’à ce qu’elle devienne une partie de nousmêmes. » Cases Rebelles (cases-rebelles.org) est un collectif noir anti-autoritaire composé actuellement exclusivement de femmes queers et trans, qui vise à lutter contre toutes les formes de domination dans une perspective afrocentrée..

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Cases Rebelles — Notre amour

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Ce texte à été publié et écrit en mai 2019 par le collectif Cases Rebelles (cases-rebelles.org), un collectif noir anti-autoritaire composé actuellement exclusivement de femmes queers et trans, qui vise à lutter contre toutes les formes de domination dans une perspective afrocentrée.

Depuis la création de notre collectif, en 2010, nous parlons d’amour. Or le mot, l’idée, le concept peuvent sembler abstraits, usés, désarmés, kidnappés, noyés dans des mers de clichés. Mais l’amour chez nous est fort et fondamental ; il nous nourrit, abreuve, transporte au quotidien. Il se vit, s’agite, se tient comme un cap, une éthique (quinté)essentielle. De quoi notre amour est-il fait ? On essaie de vous l’expliquer. 

Notre amour est la fondation des reconstructions de nous-mêmes. En grandissant dans ce pays nous avons été happé⋅es dans une guerre de basse intensité incessante à l’école, la télé, dans les livres, les jeux, les films, la langue, la publicité, etc. Une guerre contre nous, nos lèvres, nos nez, nos fesses, nos peaux, nos âmes. À coup de dégradation, d’hypersexualisation, de spectacularisation. Cette guerre a scarifié nos miroirs aux âges où l’on tentait de se construire. Elle nous a cueilli⋅es au berceau à coup de remarques stupides, dans la classe, la cour de récréation et elle nous a poursuivi⋅es jusqu’à ce qu’elle devienne une partie de nous-mêmes.

Il n’existe pas d’autre remède à cela que l’amour ; la revalorisation de soi, d’un nous complexe, imparfait. Non pas à travers l’exhibition massive des plus classiquement beaux et belles d’entre nous. Non pas à travers l’élection au statut divin des sportif⋅ves, des artistes, des élu⋅es du spectacle poussé⋅es sous la lumière.

*

« On avait subi un lavage de cerveau complet et on ne le savait même pas. Nous embrassions des systèmes de valeurs blancs, des normes de beauté blanches et, parfois, nous intériorisions la perception que l’homme blanc avait de nous. Nous n’avions jamais eu accès à d’autres perspectives ou à d’autres critères de beauté. Depuis toute gosse, je me souviens avoir entendu des Noirs dire : « Les négros c’est de la merde. »

Assata Shakur, Assata. Une Autobiographie, éditions PMN, 2018, traduction par le collectif Cases Rebelles

Nous croyons en l’embrassement généreux de nos mille et un teints de peau, sans jugement de valeur de trop ou de trop peu, de nos cheveux, nos traits, nos accents (sans s’en inventer en guise de posture). Dans l’embrassement de la belle hétérogénéité inclassable de nos corps, le dos définitivement tourné à l’inventaire par types, au tri ethnologique par ceux qui mesurèrent, photographièrent, zooifièrent.

Notre refus radical de nous laisser résumer, représenter, ethniciser, étalonner. Notre refus de trier.

Aimer. Aimer nos corps avec leurs pathologies. Les aimer sans validisme. Sans les obliger, les restreindre, les enfermer dans la danse, le sprint, la performance. La force. La jeunesse éternelle. Loin de l’agitation frénétique du spectaculaire et des cultures selfiesques. Hors de l’injonction à la conformation aux imaginaires esclavagistes et coloniaux. C’est tout un travail qui doit se penser, se dire, se faire, se réinventer mille fois. Parce que nous avons été insulté⋅es, violenté⋅es, attouché⋅es, ignoré⋅es, moqué⋅es du fait de ces corps et de ce que le système racial projetait sur nos âmes. Toute cette violence – il faut le reconnaître c’est vital – nous a contaminé⋅es, nous, nos habitudes ; elle a modelé nos réactions – ou nos incapacités à réagir, nos compensations, nos gestes, nos démarches, le ton de nos voix. Parfois elle habite nos mots et j’ai envie de hurler chaque fois qu’un⋅e des nôtres s’attaque à la négrophobie et s’empresse d’user du verbe « dénigrer » ou de son substantif. On ne se battra pas en continuant à employer tout ce champ lexical qui fait une équivalence entre noircir et dévaloriser – le sens du mot dénigrer.

Seul l’amour appliqué, assidu, obstiné nous permet de verser de la douceur, de l’admiration, de la joie, de la reconnaissance sur nos négritudes pour ne plus chercher à les corriger, les adapter, les modéliser, les compenser, même si nous restons façonné⋅es par des stratégies de survie troubles, imparfaites, bancales. Mais nous nous aimons chaque fois plus en retour de flamme. Nous nous donnons chaque fois plus d’amour.

Mais bien entendu notre amour implique de reconnaitre que vérité, franchise et honnêteté sont fondamentales. Et qu’elles doivent être un effort collectif permanent ; ce n’est pas naturel, au contraire. Et il faut chaque fois dépasser nos propres peurs d’entendre des critiques, des reproches ; dépasser nos passions toxiques de la confrontation ou de son refus. Seules la confiance et la bienveillance collective permettent ces échanges, ces dialogues.

Nous devons travailler dur pour éviter les stratégies de manipulation, la production d’interdits, de silenciations et tous ces types de mécanismes qui portent atteinte à la possibilité d’aimer et procèdent des dynamiques de domination. Dire la vérité produit du conflit, de l’insécurité, du trouble mais l’exercice n’a rien de facultatif. Parce que nous voulons pouvoir aimer sans mentir, cacher, jouer la comédie. Il ne s’agit pas de « tout dire », fantasme dangereux puisqu’il est vital d’avoir chacun⋅e son espace psychique, mais de ne pas taire ce qui compte, importe. Nous avons grandi dans des contextes forts d’interdits et nous avons appris dans nos familles, nos cercles affectifs, à accommoder l’amour au mensonge, la dissimulation, la retenue ; mais depuis nous savons le venin que cela représente pour la collectivité et l’énergie que ça coûte. Nous ne voyons aucune raison de ré-instiller ce poison dans nos vies. Nous ne voyons aucune raison valable de ne pas nous présenter tel⋅les que nous sommes face aux personnes que nous souhaitons aimer, brièvement ou éternellement, face aux personnes que nous choisissons. Nous ne voyons aucune raison de porter des masques.

Oui nous combattons. Oui il nous faut savoir être dur⋅es, fermé⋅es et nous savons le faire. Notre gymnastique existentielle consiste à toujours être prêt⋅es au combat autant qu’à l’amour ; nous apprenons à n’avoir peur ni de l’un ni de l’autre. Nous apprenons, réapprenons jour après jour à ne pas confondre l’un et l’autre. Nos vies ne peuvent pas se résumer à des champs de bataille et nous refusons qu’elles soient des véhicules de conquête blindés.

*

Notre amour exige de suspendre nos jugements, de toujours déranger les cases, les boites, les classifications pratiques. Il n’y a jamais urgence à juger les êtres. À juger d’une situation oui ; pour réagir, riposter, se protéger, s’extraire, partir. Mais on ne pose pas quelqu’un⋅e sur une table comme un objet en disant « ceci est un couteau » ou « ceci est une cuillère ». Les êtres vivants sont complexes, contradictoires et nous croyons aussi qu’ils changent, bougent. Ils sont de toute façon là, à côté de nous, dans cet espace à partager – le monde – et comme nous ne croyions ni en la punition, ni en la peine de mort, il nous est impératif de croire en l’Autre ; hors de tout angélisme, de toute naïveté. En pleine conscience des rapports de force et de leur létalité. Ceux qui existent et que nous subissons, ceux que nous créons pour qu’on cesse de nous écraser, pour produire du changement. Changer est difficile et rare mais la vie contient son lot d’imprévisibles et de surprises inévitables. Nous nous astreignons à ne pas juger avec empressement et nous connaissons l’inévitable valeur temporaire du jugement, ce qui ne nous empêche pas de réagir – violemment si nécessaire – aux situations oppressives ou en contradiction avec nos valeurs ; parce que nous voulons pouvoir continuer à nous aimer, à nous respecter.

Nous sommes désolé⋅es de nos imperfections, celles dont nous avons conscience comme celles que nous ignorons ou peinons à reconnaitre. Nous travaillons constamment à la réparation. Nous essayons de ne pas nous « trouver » d’excuses mais de reconnaitre, expliquer nos manquements, nos trahisons, nos fautes et de proposer des cadres qui permettent des formes de réparations. Les excuses n’ont aucune valeur sans réparations. Et les explications ne sont pas des excuses. Il peut arriver que les personnes blessées souhaitent comprendre, mais elles ont avant tout le droit d’accéder à des réparations sous une forme qu’il leur appartient de définir. C’est la croyance fondamentale dans les réparations sous de multiples formes qui permet d’avoir foi en la justice restauratrice et de refuser la punition. Nous ne croyions absolument pas que faire mal, blesser, enfermer puisse réparer quoi que ce soit. Notre amour essaie de nous rappeler quotidiennement que l’on ne jette pas des êtres humains à la poubelle, qu’apporter plus de douleur n’apporte pas de remède aux douleurs produites auparavant. C’est un exercice qui n’est pas simple de sauvegarder cette foi et cet amour en dépit de nos rages, nos blessures, nos empathies, nos dégouts. C’est un perpétuel recommencement et nous faillirons toujours parce que la part du vivant que l’on appelle l’humanité est structurée par la violence, la prédation, l’oppression, selon des schémas têtus, puissants.

Nous ne prônons jamais la non-violence. Il est impératif de savoir se défendre et c’est aussi un acte d’amour d’apprendre à le faire pour soi, ses proches et celles et ceux qui sont le plus vulnérabilisé⋅es par les dynamiques systémiques.

Mais se battre pour d’autres éducations, d’autres fonctionnements collectifs, lutter pour secouer les structures oppressives, les démanteler, ça ne se fait pas sans amour et sans foi dans la possibilité de changements. Nous ne rêvons pas de mettre les fachos dans des camps parce que l’enjeu est de perturber, secouer – avec toute la force nécessaire – en vue de les modifier durablement, des sociétés qui produisent inlassablement de la violence, du rejet, du sexisme, du validisme, du racisme, de la domination de classe ; changer ces sociétés qui consomment les êtres humains en fonction de leur degré de vulnérabilisation. Nous nous battons pour qu’on ne nous dévore pas, mais quand nous parvenons à nous mettre à l’abri nous pouvons être à peu près certain⋅es qu’un⋅e autre sera dévoré⋅e. Ce n’est pas acceptable tout comme il n’est pas acceptable que le destin des plus fragilisé⋅es soient d’être éternellement protégé⋅es, plus ou moins efficacement. Il n’est pas acceptable non plus que ces « protections » soient conditionnées par l’exemplarité, l’époque, la tendance, le combat du moment. Notre amour clame que chacun⋅e est capable de se battre.

*

« Certaines personnes laissent le pouvoir leur monter à la tête. Ils se figurent que parce qu’ils ont un titre accolé à leur nom, on est censés se courber pour leur lécher les bottes. Toutes les personnes exceptionnelles que j’ai rencontrées dans ma vie sont modestes et humbles. Vous ne pouvez pas prétendre que vous aimez les gens quand vous ne les respectez pas, et vous ne pouvez pas appeler à l’unité politique si vous ne la pratiquez pas dans vos relations. Et ça ne se fait pas par magie. C’est au quotidien que ça se travaille. »

Assata Shakur, Assata. Une Autobiographie, éditions PMN, 2018, traduction par le collectif Cases Rebelles

Notre amour s’accommode mal des attitudes méprisantes, prétentieuses, victorieuses, des postures conquérantes, ironiques, professorales, orgueilleuses. Nous n’accordons aucune valeur à la réussite sociale, à la célébrité, aux stratégies individuelles, à l’excellence, à l’exceptionnalité. Nous n’accordons aucune valeur à la valeur.

Dans un monde de compétitivités il n’existe pas de « parcours brillants » qui n’ait ses laissé⋅es-pour-compte et ses squelettes dans le placard. Aucun vécu de cauchemar n’autorise à célébrer la compétition et à vanter sa propre valeur. Aucun vécu de cauchemar n’autorise à cacher, nier que nous évoluons dans des systèmes dessinés pour interdire les sauvetages collectifs. Il nous semble qu’aucun vécu difficile n’autorise à alimenter le feu de ces systèmes. Aucun vécu n’autorise à ignorer que le système est conçu pour produire de l’échec, de la compétitivité et que l’on n’y échappera totalement qu’en le démantelant.

Nous n’ignorons pas l’argent et les biens matériels. Nous n’ignorons pas leur toxicité intrinsèque. Nous les utilisons pour survivre, pour nous soutenir mutuellement, pour re-collectiviser en permanence. Certainement pas pour nous distinguer ou nous motiver mutuellement à tailler notre route, à cueillir de bonnes notes, récolter le pactole.

Nous aimons nos échecs et nos échouages. Nous n’en avons pas honte. Nous détestons les leaders⋅euses, les esprits « brillants » incapables de s’inclure dans du collectif s’ils ne sont pas dans des positions centrales, surplombantes, didactiques. Nous ne connaissons d’apprentissage que mutuel. Notre peu de lumière doit être partagé, réverbéré. Nos espaces doivent être transmis, proposés à d’autres. Nous rejetons radicalement les logiques compétitives. Régulièrement nous en payons le prix mais cela n’atteindra jamais durablement notre capacité à la bienveillance.

Nous refusons de murer nos conceptions de la justice, de la réparation et du pardon dans des slogans de manif ou dans des décalcomanies de la justice bourgeoise. Nous ne tendons pas la joue mais il est hors de question que nous nous imposions des disciplines punitives. Ni prison, ni bannissement.

L’empathie ce n’est pas s’approprier la douleur des autres. Et pour ce qui nous concerne, oui nous avons des rêves de vengeance. Mais nous comptons sur l’amour et la force du collectif pour ne pas avoir à passer à l’acte. Pour nous permettre de les dépasser, de rêver, créer d’autres solutions et de les mettre en place. Partout, à des petits niveaux des individu⋅es expérimentent d’autres formes de justice. Parce que les conceptions verticales et punitives avec lesquelles on nous berce ont montré et remontré dans l’histoire leurs incapacités à produire du juste, du bon, du beau. Leurs incapacités à soigner.

Nous voulons faire des choix basés sur l’amour de la communauté et sur des désirs profondément révolutionnaires.

« La justice transformatrice nous enjoint de détruire tous les types de pensées binaires. La plupart des personnes actuellement emprisonnées par exemple dans nos maisons d’arrêt et nos prisons sont d’abord des victimes d’actes criminels. On leur a fait du mal et ils ont fait du mal à des gens.

L’opposition binaire entre « l’agresseur » et « la victime » ne fonctionne que si vous examinez un incident spécifique à un moment donné, car ce sont généralement les mêmes personnes qui sont victimes dans un contexte et agresseurs dans un autre. La justice transformatrice compose avec cette complexité et dit : « Ce n’est pas si simple ». On ne peut pas juste dire, vous avez été victime et vous êtes une victime à jamais. Vous êtes un agresseur, vous êtes un agresseur à jamais. Mais plutôt que les gens ne sont pas figés, ils naviguent constamment entre toutes ces choses…qui ne sont pas des identités, mais des états, des actions, des comportements qui se focalisent sur cela, donc lorsque l’on envisage une approche et philosophie transformatrice de la justice pour réparer le préjudice subi, on fait constamment ce que l’état carcéral ne fait jamais. Ce que fait l’état carcéral, c’est contribuer à occulter la violence structurelle et systémique et transforme toute violence en une défaillance individuelle. »

Mariame Kaba, extrait du podcast Justice in America Episode 20 : Mariame Kaba and prison abolition, https://theappeal.org/justice-in-america-episode-20-mariame-kaba-and-prison-abolition/

*

« La société déprécie terriblement les amitiés libératrices entre noir⋅es. Elle s’emploie à édulcorer et dénaturer ce type de lien en créant des systèmes dans lesquels seules quelques-un⋅es d’entre nous peuvent gagner et uniquement en se faisant concurrence. Mais les amitiés noires sont mes amours les plus profonds et les plus sincères, mes relations les plus responsables et les plus affectueuses. Et chaque fois qu’une de ces amitiés est morte ça m’a toujours bien plus touché et ça a toujours été bien plus dévastateur que la fin de n’importe laquelle de mes relations amoureuses. »

Extrait de Why Black people need to explore intimacy within our friendships & non-sexual relationships par Amber Butts

Cases Rebelles, notre collectif, a tout d’une famille choisie, recomposée ; nous nous aimons, nous nous soutenons, nous nous protégeons mutuellement. Et nous essayons de nous dire la vérité. Nous nous voulons accueillant⋅es parce que les groupes affinitaires, les private joke, l’élitisme, les jeux de rôles sont des poisons à nos yeux.

Nous sommes de passage et nous n’utiliserons pas ce temps pour être ambigu⋅es, stratégiques ou valoriser nos capacités à ouvrir grand nos bouches.

Ce texte n’est pas une injonction mais ce que nous essayons d’être.

Nous nous aimons et notre amour nous pousse à mieux faire, mieux être. Nous n’arriverons pas à le faire seul⋅es.

Notre amour nous stabilise tout en entretenant nos besoins de mouvements. Et c’est lui qui garde en vie notre combativité. Nous ne nous battons pas par désespoir ou amour du combat.

Nous combattons par amour.

Voir également

... textes contenant l'un des mots-clés : Colonialisme  Racismes  Immigration  :